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Requiem pour l’ingérence humanitaire médiatique

Trois semaines après son débarquement du Quai d’Orsay, Bernard Kouchner est plongé dans la pénombre, une situation qu’il n’a jamais…

Par : René Naba - dans : France Portrait - le 3 décembre 2010

Trois semaines après son débarquement du Quai d’Orsay, Bernard Kouchner est plongé dans la pénombre, une situation qu’il n’a jamais connue en soixante dix ans d’existence, dans un silence réparateur, qu’il espère salvateur. Retour sur ce parcours, au départ prometteur d’une entrée triomphale au Panthéon de l’Histoire, mais dont les errances et les déviances, vouent, désormais, le fondateur de « l’Observateur des Religions » au ministère des Affaires étrangères, à la damnation des feux éternels, sinon de l’enfer, à tout le moins du purgatoire.

Jouant de malchance, l ’éviction de Bernard Kouchner s’est accompagnée de révélations de la presse française sur la mise au point d’un système de piratage de données internes au pôle audiovisuel extérieur français visant à espionner les dirigeants du groupe pour le compte de son épouse, Christine Ockrent, une dérive qui, si elle était confirmée, retentirait comme le signe du naufrage moral de l’ancien couple tendance de la vie politique française.

Ce papier est couplé avec un précédent papier intitulé: Christine Ockrent, le passe droit permanent https://www.renenaba.com/?p=2910

Bernard Kouchner, un «trophy boy», une potiche de luxe

La plus belle prise de gauche de Nicolas Sarkozy s’est révélée être un «trophy boy», un trophée, certes, un trophée de luxe même, en son trône du Quai d’Orsay, mais à usage exclusivement décoratif, une potiche dans la pleine acception du terme, reliquat d’un parcours chaotique qui le verra personnifier à lui seul, au fil de sa carrière, toutes les déclinaisons de l’humanitaire (1), l’humanitaire authentique au Biafra (1960), l’humanitaire médiatique en Somalie (1990), l’humanitaire affairiste au Gabon, en 2010.

Un parcours qui l’aura porté à l’un de postes les plus prestigieux de la République, le Quai d’Orsay, le ministère des Affaires étrangères, celui de Vergennes et d’Aristide Briand, des gaullistes Maurice Couve de Murville et Michel Jobert, des socialistes Claude Cheysson et Hubert Védrine. Au prix de graves reniements qui feront que sa désertion sera accueillie avec une satisfaction non dissimulée par ses anciens camarades du parti socialiste trop heureux de se débarrasser d’un transfuge en puissance, tant était pathétique son empressement, tant était pitoyable sa précipitation.

Au point que son débarquement ministériel, le 15 novembre 2010, sera accueilli avec un enthousiasme non moins dissimulé: «Bernard Kouchner n’est pas encore une cause humanitaire», pour s’en préoccuper, lâchera, lapidaire, François Hollande, l’ancien patron des socialistes, résumant le sentiment général de ses anciens compagnons et tout le mépris que l’opportunisme que l’humanitaire mondaine aura suscité.

En trois ans de mandature, ce symptôme baroque de la vraie rupture sarkozienne aura fait du Quai d’Orsay «un ministère sinistré», plongeant les diplomates «dans le désarroi le plus total», jugera, sans indulgence, l’écrivain Jean Christophe Rufin, ancien ambassadeur de France à Dakar (Sénégal), évincé de son poste à la demande du président Abdoulaye Wade. Propulsant les «néo conservateurs français» aux postes de commande du Quai d’Orsay, sans toutefois s’imposer dans le domaine de la politique étrangère, «le Quai d‘Orsay, sous Kouchner, a servi de vitrine à la fois « people » et morale, masquant une realpolitik» faite dans les coulisses par des réseaux parallèles affairistes de l’Elysée, ajoutera le diplomate nullement suspecté d’anti sarkozysme primaire, dans une interview au Monde en date du 7 juillet 2010. Enfonçant le clou, deux ténors de la diplomatie française, le gaulliste Alain Juppé et le socialiste Hubert Védrine, dans une démarche bi partisane, déploreront la déliquescence de l’outil diplomatique français, sous Kouchner,  dans une tribune conjointe parue, le même jour, dans le même journal.

En trois ans de mandature, cet ancien médecin à vocation humaniste a dû renoncer à l’humanitaire, sous l’effet de ses dérives médiatiques, telle l’affaire de l’Arche de Zoé, à l’humanitarisme spectacle, à la manière de Rama Yade, sa sous ministre aux indignations sélectives, sous les contraintes de la realpolitik, à l’affairisme indécent, enfin, sous l’effet des révélations corrosives sur ses connections avec les dictatures africaines, passant sans coup férir des boat people aux pages people des magazine, en tandem avec sa compagne Christine Ockrent, illustration pathologie de l’endogamie de la classe politico médiatique et du discrédit consécutif de la presse en France.

L’homme qui menaçait de ses foudres le général Omar Al Bachir du Soudan, en mars 2007, promettant la victoire aux Darfouris, aura été mutique à un moment charnière de l’ingérence humanitaire, l’assaut naval israélien contre une flottille de pacifistes européens, en pleine zone maritime internationale, le 31 mai 2010, illustration symptomatique de ses dérives et de sa démagogie. En un mot de sa mystification.

Que n’a-t-il exigé, en moment-là, la levée du Blocus de Gaza comme celui du Darfour? Exigé le percement d’un corridor reliant l’enclave soudanaise à l’enclave palestinienne? Réclamé la comparution en justice des criminels israéliens avec la même vigueur qu’il réclamait celle des criminels soudanais? Sceller, en somme, dans l’ordre symbolique, et la communauté de destin des suppliciés de l’humanité, et la cohérence de son combat. Imprecator tout au long de sa carrière, l’homme s’est dévoilé Matamore en fin de carrière. Mutique en Palestine comme auparavant à propos du Tibet pour cause de gros contrats avec le géant chinois.

Au final, son ingérence humanitaire aura eu pour zone d’intervention privilégiée, les zones pétrolifères, (Biafra, Kurdistan, Darfour, Birmanie) sans qu’il ait été possible de déterminer si cette concordance relevait de la coïncidence fortuite ou de la préméditation. L’homme focalise il est vrai la suspicion avec son rapport de complaisance pour la firme pétrolière Total en Birmanie, qu’il exonèrera de l’accusation du travail forcé des mineurs.

«Que Kouchner se soit fait marginaliser par l’Elysée, y compris sur la Géorgie, l’Algérie, la Côte-d’Ivoire, et encore, dernièrement, sur la diplomatie culturelle de la France et l’idée d’un Etat palestinien unilatéral, telle est la loi de la République sarkozyste et son univers impitoyable. Que nos ambassadeurs envoient aujourd’hui leurs dépêches en toute priorité à la cellule diplomatique de l’Elysée, telle est la réalité des choses. Que Kouchner ait joué les «idiots inutiles» et qu’il ait, dupe d’abord de lui-même, perdu tout prix et toute latitude à la minute même où il se ralliait, tant pis pour lui. Que dans sa chute et sa descente muette aux enfers dorés du Quai d’Orsay, il ait, nolens volens, relégué aux oubliettes et, de ce fait, dégradé l’idée même du devoir d’ingérence, voilà qui restera porté à son débit, politiquement, intellectuellement et moralement», estimera l’éditeur Gilles Hertzog. Dans une tribune au titre ravageur «De l’inutilité du soldat Kouchner» paru dans Libération  le 23 Mars 2010, l’éditeur invite Bernard Kouchner à un sursaut de dignité «fidèle à ce qu’il fut hier avant d’être ministre… et avec le panache qu’on lui connut jadis, de partir sur une première et dernière ingérence dont il se ferait enfin devoir vis-à-vis de lui-même». Jamais oraison funèbre ne parut aussi lugubre, et, venant de la part d’un ami, aussi sépulcral.

Sa hantise demeure toutefois son émulation avec son faux alter ego Rony Brauman, dont il vit la comparaison comme un supplice intolérable. Un homme qui se distingue de la cohorte des idéalistes, des opportunistes ou des affairistes gravitant dans l’orbite de l’action humanitaire internationale, un homme que beaucoup voient en parfait représentant du médecin urgentiste de l’intervention humanitaire auprès des peuples en désespérance. Un curseur dans le domaine humanitaire, tant pour son humanisme que pour son humanité que pour son urbanité. Sa profession, la médecine, est une vocation qu’il vit comme une mission, et, sa judaïté, il l’assume, naturellement, comme une donnée de la naissance dont il n’éprouve aucun besoin de justification, de compensation ou de surcompensation. Une éthique de vie qui l’oblige et non un argument de vente qu’il instrumentalise pour sa promotion médiatique.

Beaucoup voient en lui une antithèse du grand gourou de l’humanitarisme médiatique, Bernard Kouchner, que ses anciens compagnons de route socialistes qualifient charitablement d’«un tiers mondiste, deux tiers mondain», pour sa flamboyance et ses extravagances, grand bourgeois parisien qui se vit comme «doublement juif parce qu’à moitié juif», comme si l’identité était quantifiable, l’engagement humanitaire conditionné par sa rentabilité politique et la solidarité humaine prédéterminée par la discrimination des critères religieux ou sociaux.

De quelle vérité puise-t-il son crédit ce discours sur le mythe des origines d’un homme qui n’aurait jamais dû ignorer la signification étymologique de son patrimoine familial –Koch noir en Hébreu et Kousner par extension un éthiopien- ces fameux Falashas, considérés comme une couche sociale inférieure de juifs car de souche arabo africaine, méprisés de ce fait par les Israéliens, descendant de la dynastie Himyarite, originaire des Arabes du sud du Yémen, à l’effet d’inciter ce «sang mêlé» à prêcher la concorde et non la discorde, le consensus et non le dissenssus, de par sa qualité de premier ministre des Affaires étrangères judéo arabe d’un pays, la France, qui abrite la plus forte communauté musulmane et la plus forte communauté juive d’Europe occidentale.

Pourquoi alors un tel ratage, à saut de puce d’une entrée triomphale au Panthéon de l’Histoire? L’explication, éloquente, provient d’un télégramme de l’ambassade américaine à Paris, révélé par le site en ligne WikiLeaks: «L’humanitaire de renommée mondiale », est « l’un des rares politiques (de gauche ou de droite) à avoir soutenu ouvertement l’invasion américaine de l’Irak », sa nomination pour diriger le Quai d’Orsay, qui représente «l’accomplissement du rêve d’une vie», résulte de «l’héritage juif de Sarkozy et son affinité pour Israël», qui feront que Bernard Kouchner sera « le premier ministre des affaires étrangères juif de la Ve République », ajoute le message publié dans le journal Le Monde en date du 2 décembre 2010. L’analyse américaine a souffert d’ européo centrisme. Une bonne maîtrise de l’anthropologie sémantique des «peuples primitifs» aurait permis à la diplomatie américaine de mieux cerner le personnage.

Que n’a-t-il prêté l’oreille à son émule, prix Nobel de la paix ? «Il y a un processus, mais il n’est pas de paix. Il est de conquête. Il est effectivement en marche et n’a jamais cessé de l’être depuis 1948. N’importe quelle personne de bonne foi, indépendamment de tout jugement moral ou politique, ne peut que constater cette dynamique d’expansion continue. A Moyen terme, je pense qu’Israël est condamné en raison de sa méprise, de ses choix impériaux qui l’ont conduit à s’adosser à l’Empire plutôt que de chercher l’entente avec ses voisins. Le bi nationalisme, pourtant l’ennemi juré du sionisme, l’a de fait emporté dans sa pire version, la sud africaine de l’Apartheid. Or l’Apartheid, cela ne peut pas durer. C’est pourquoi je pense que ce projet sioniste est condamné. Je suis particulièrement inquiet pour l’avenir de la minorité juive du Moyen orient dans les vingt prochaines années, vu la haine qu’elle a semée autour d’elle», prophétisait Rony Brauman à l’heure de l’assaut naval israélien contre la flottille de pacifistes européens contre le blocus de Gaza (2).

Natif de Jérusalem, Rony Brauman n’en tire aucun argument de pouvoir, mais une exigence de fidélité aux valeurs de l’universalisme, du socialisme et de la solidarité avec les opprimés dont se réclame précisément l’humanisme. Rigoureux, cohérent, exigeant, dans un pays tétanisé par les remugles de la collaboration vichyste de la France et l’accusation inhérente d’antisémitisme qui pend inévitablement sur quiconque s’écarte de la doxa officielle, il signera, en Août 2006, un appel contre les frappes israéliennes au Liban, à l’appel de l’Union Juive Française Pour la Paix (UJFP).

Son combat pour un état palestinien constitue pour lui une évidence et non un handicap politique, élément d’un combat plus général en vue de l’instauration de la justice au Moyen orient. Briseur de tabous, non sans risque, il signera la postface de l’ouvrage non conformiste du politologue américain, Norman G. Finkelstein, fils de déportés, portant sur un sujet tabou s’il en est, «L’Industrie de l’Holocauste: réflexions sur la souffrance des Juifs». Il s’insurgera contre «l’humanitaire spectacle» à propos de l’affaire de l’arche de Zoé, l’exfiltration clandestine d’enfants tchadiens sous couvert du conflit du Darfour, le point de déploiement médiatique de Bernard Kouchner dont le ministre atlantiste des affaires étrangères en a abusivement fait usage comme contre feu médiatique aux guerres israéliennes de destruction du Liban (2006) et de Gaza (2008).

Sa vision de l’humain est simple non simpliste, dépouillée des présupposés idéologiques: L’urgence humanitaire s’applique à tous sans discrimination et s’impose à tous sans hésitation, comme un devoir à l’égard de toute souffrance quelle que soit la religion, l’ethnie ou le degré de richesse de la zone d’intervention, se plaçant, là aussi, à contre courant de son faux frère particulièrement motivé, mais non exclusivement, pour les minorités ethniques des zones pétrolifères, allant jusqu’à blanchir, contre toute évidence, la junte birmane de l’accusation d’esclavage des jeunes travailleurs dans un rapport commandité par la firme pétrolière française «Total».

La souffrance représente pour lui réalité humaine concrète et ne relève d’aucune construction intellectuelle, encore moins d’un tropisme occidental à l’égard de l’Islam, contrairement à la tendance dominante de l’intelligentsia parisienne qui conduira en France chaque notabilité intellectuelle à disposer de sa minorité protégée, comme la marque de la bonne conscience chronique de la mauvaise conscience, comme une sorte de compensation à son trop grand désintérêt pour les Palestiniens, compensant son hostilité aux revendications du noyau central de l’Islam, la Palestine et le Monde arabe, par un soutien à l’Islam périphérique: Il en est ainsi du philosophe André Glucksmann pour les Tchétchènes, quand bien même son nouvel ami le président Nicolas Sarkozy, est devenu le meilleur ami occidental du président russe Vladimir Poutine; il en est de même de Bernard Henry Lévy, pour le Darfour, quand bien même son entreprise familiale est mentionnée dans la déforestation de la forêt africaine. Ill en est aussi et surtout de Bernard Kouchner, pour les Kurdes, ces supplétifs des américains dans l’invasion américaine d’Irak, pour le Darfour, le Biafra et la Birmanie. Au point qu’un journaliste anglais Christopher Caldwell (3) en déduira dans la prestigieuse revue London Review of Books que cette prédilection pour les zones pétrolifères stratégiques de «l’humanitarisme transfrontière de Bernard Kouchner asservit les intérêts de la politique étrangère française à ceux des Etats-Unis et que l’humanitarisme militarisé du transfuge néo sarkozyste n’est qu’une forme de néo conservatisme larvé».

«Humanitaire, diplomatie et droits de l’homme» (4), le dernier ouvrage de Rony Brauman (Editions du Cygne) met en rapport les termes du débat contradictoire qui anime depuis près d’un demi siècle l’action humanitaire internationale, dont les deux anciens présidents de «Médecins Sans frontières», Rony Brauman et Bernard Kouchner, en ont alimenté la controverse à fronts renversés. Mais, paradoxalement, celui qui devrait personnifier le mieux cette dualité, théoriquement complémentaire, celui qui devait par principe privilégier la diplomatie à double titre, au titre de médecin et au titre de chef de la diplomatie française, paraîtra constamment fasciner par les avantages d’un bellicisme purificateur, suscitant l’émotion de la communauté diplomatique internationale par des propos alarmistes sur l’Iran le 15 septembre 2007.

De retour d’une visite en Israël, et relayant sans doute les préoccupations de ses interlocuteurs, Bernard Kouchner, ce récidiviste en la matière, partisan auparavant d’une intervention musclée en Irak pour évincer Saddam Hussein, n’a pas écarté l’hypothèse d’une guerre contre l’Iran rejoignant en cela les thèses atlantistes de son nouveau mentor Nicolas Sarkozy, auteur d’une équation aussi sommaire que rudimentaire «la bombe iranienne ou le bombardement de l’Iran», seul dirigeant au Monde d’ailleurs à adopter ouvertement sur ce thème un lexique identique aux Israéliens, désignant Gaza de «Hamastan» et le Hezbollah libanais de «terroriste». Toute honte bue, Kouchner n’hésitera pas, non plus, à revendiquer le bénéfice de la politique menée par son prédécesseur Dominique de Villepin, qu’il couvrait pourtant de sarcasme, pour son hostilité à l’invasion américaine de l’Irak.

Pis, à l’apogée de sa gloire ministérielle, au poste prestigieux de ministre des affaires étrangères de la France, Bernard Kouchner reniera ses idéaux de jeunesse et le combat de sa vie: «J’ai eu tort de demander ce secrétariat. Il y a contradiction permanente entre les droits de l’homme et la politique étrangère d’un Etat, même en France », dit-il dans le journal «Le Parisien» à propos de la création d’un pote de secrétariat aux droits de l’homme dans le premier gouvernement de la présidence Sarkozy et son attribution à Rama Yade. «Cette contradiction peut être féconde, mais fallait-il lui donner un caractère gouvernemental en créant ce secrétariat d’Etat tant il est vrai et qu’on ne peut pas diriger la politique extérieure d’un pays uniquement en fonction des droits de l’homme».

Ah la belle découverte tardive, ce constat, pour un homme qui a fondé sa carrière sur la transgression, sa popularité médiatique sur la subversion de la diplomatie traditionnelle. Un constat qui a retenti comme un reniement, et par contrecoup, comme un désaveu de celui qui passe pour s‘être servi du combat pour la défense des Droits de l’homme comme un tremplin vers le pouvoir politique, et au delà vers le maroquin ministériel.

Un moment, un seul, Bernard Kouchner a songé à démissionner vers la fin de son mandat, quand tous les oracles prédisaient son débarquement du gouvernement. C’était le 30 août 2010, au terme d’un été extraordinairement actif dans les refoulements d’étrangers, extraordinairement musclé à l’égard des Roms, relevant pourtant de la «Maison commune de l’Europe », puis, se ravisant, il considérera ce geste de courage moral comme une «désertion»: «Aussi réaliste que l’on soit, peut-on, quand on a fondé Médecins sans frontières par exemple, admettre la mise à l’index de catégories entières, ou encore l’identification sommaire de l’étranger au délinquant ? Il y faut une dose dangereuse de reniement. C’est ce qui arrive aux ministres d’ouverture. Ils auraient pu se démarquer, quitte à mettre en jeu leur démission. Mais pour cela, il aurait fallu se redresser. Manifestement, ceux-là se sont déjà trop courbés pour pouvoir l’envisager», lui concédera charitablement Laurent Joffrin, directeur du Journal Libération, un quotidien qui s’est longtemps pâmé d’admiration devant le «French Doctor» dans son éditorial en date du 31 août  2010.

Dans le cas de Rony Brauman, ce risque là est inexistant. Partisan de l’ingérence sous sa forme pacifique à l’époque de la guerre froide, Rony Brauman en devient un critique constant lorsque celle-ci se transforme en justification d’invasions armées. Considérant que les mésaventures de l’Arche de Zoé sont plus un symptôme qu’une dérive, il soutient que toute forme de secours ou de solidarité ne relève pas nécessairement de l’humanitaire et toute action humanitaire n’est pas nécessairement bonne. Et Plutôt que d’asséner des principes ou réitérer des idéaux, Rony Brauman fait le choix de s’interroger sur les limites d’une forme d’action dans laquelle il reste engagé.

Avant d’être ministre des Affaires étrangères, Bernard Kouchner avait promu trois idées fortes: les droits de l’homme, l’action humanitaire et le devoir d’ingérence. Devenu ministre de Nicolas Sarkozy, il n’a quasiment rien avancé dans ces trois domaines, ni guère davantage ailleurs, mais il n’était pas attendu qu’il se distingue sur la diplomatie «diplomatique», apanage présidentiel s’il en est.  Une des rares personnalités à parler vrai en connaissance de cause, Rony Brauman n’a jamais brigué d’autres responsabilités qui ne relèvent de la médecine ou de l’humanitarisme, sans le moindre débordement sur le plan politique, sans la moindre tentation carriériste, sans le moindre soupçon d’affairisme, contrairement au «cosmopolite» Bernard Kouchner et ses contrats gabonais qui permirent au ministre français des affaires étrangères de cachetonner sans état d’âme pour une dictature corrompue (5). En somme, le Fondateur de «Médecins Sans Frontières» et son successeur constituent les déclinaisons antinomiques d’un même brillant, celui qui démarque le clinquant fondateur de l’étincelant successeur.

La rebuffade qu’il a essuyée à Beyrouth lors de sa tournée d’adieu, le 5 novembre 2010, avec le refus du président de la chambre des députés Nabih Berri, de le recevoir en audience, donne la mesure de l’érosion de la diplomatie française sous le tandem Sarkozy Kouchner, dans un pays qui a longtemps constitué le point d’ancrage de la France au Moyen orient, et, au-delà, dans l’ensemble du monde arabe. Les révélations de la presse française, notamment les hebdomadaires Le Point et Marianne sur la mise en place d’un système de piratage interne du pôle audiovisuel extérieur français au profit de son épouse, Christine Ockrent, une dérive qui, si elle était confirmée, retentirait comme le signe du naufrage moral de l’ancien couple tendance de la vie politique française (6).

Le Kouchner interventionniste d’hier est apparu comme tétanisé par sa duplicité, mais au-delà de cet état d’âme, somme toute anecdotique au regard des enjeux, le seul et grand perdant de ce psychodrame personnel aura été le droit d’ingérence, que son parangon d’hier remisa dans les limbes quand il avait enfin les moyens de le mettre en pratique. Ce fait là n’est pas pardonnable. Ce fait là ne sera pas pardonné à Bernard Kouchner, un homme qui passera à la postérité comme un médecin à vocation auto proclamée humanitariste, à projection médiatique à tremplin politique, autrement dit un homme qui aura asservi la cause humanitaire en instrumentalisant les médias pour la satisfaction d’une ambition politique, sinistrant durablement la cause humanitaire.

Références

1. A propos de la problématique du Droit international humanitaire Cf. «Le Droit International Humanitaire» par Patricia Buirette et Philippe Lagrange – Edition la Découverte collection Repères N° 196 2eme édition 2008

2. Interview à la Revue Moyen orient N°6 Juin Juillet 2010 «Regard de Rony Brauman sur l’action humanitaire dans le Monde et le Moyen orient» propos recueillis par Frank Tétard et Chiara Rettennella.

3. «Kouchner ou l’ambiguïté à la française», Christopher Caldwell London Review of Books 1e Août 2009

4. Rony Brauman Humanitaire, diplomatie et droits de l’homme Editions du Cygne ISBN: 978-2-84924-152- Spécialisé en pathologie tropicale, de nationalité française, Rony Brauman est né le 19 juin 1950 à Jérusalem. Ancien président de Médecins sans frontières de France (de 1982 à 1994), il est lauréat du Prix de la Fondation Henri Dunant 1997. Coréalisateur avec le cinéaste israélien Eyan Sivan d’un documentaire (1999) sur le procès d’Adolf Eichmann (1961) dont le scénario est basé sur l’essai Eichmann in Jérusalem de la philosophe Hannah Arendt, il est l’auteur de plusieurs ouvrages notamment. Penser dans l’urgence : Parcours critique d’un humanitaire, Seuil, 2006 – entretien avec Catherine Portevin. Éloge de la désobéissance (Le Pommier, 1999, document d’accompagnement du film intitulé Un spécialiste: portrait d’un criminel moderne, réalisé à partir des archives vidéo du procès d’Eichmann, avec le cinéaste Eyal Sivan), Les médias et l’humanitaire (avec René Backmann, Victoires, 1998), Devant le Mal. Rwanda, un génocide en direct, Arléa, 1994, Le crime humanitaire. Somalie. Arléa, 1993

5. «Le Monde selon K.» par Pierre Péan Fayard Février 2009

6. http://www.marianne2.fr/Espionnage-AEF-pourquoi-Christine-Ockrent-est-mise-en-cause_a200301.html

Avec en additif dans la version papier

http://www.marianne2.fr/A-lire-cette-semaine-dans-Marianne-Kouchner-Ockrent-la-chute_a200318.html

Kouchner-Ockrent : La chute. (Comment Christine Ockrent espionnait son patron, Comment Bernard protégeait son épouse, comment ils ont naufragé France 24»

Comments


  • Je lis régulièrement tes articles avec autant de satisfaction car tu exprimes avec talent des vérités que nous sommes nombreux à partager.
    Longue vie à toi,
    Hedy

  • N’est pas journaliste quiconque possède une carte de presse.Il y a ceux qui courent derriére les scoops car ils sont bien rémunéré en retour,ceux-ci devrait s’appeler « informateurs » et même « super informateurs ».
    En revanche, le travail du journalisme, le vrai, je le constate en vous lisant.
    Merci Monsieur NABAA

  • Mr RENE NABA, je vous informe que pour lire cet article, j’ai dû arrêter mon travail, stopper la musique ambiante et m’aider d’un dictionnaire. j’ai été simplement subjugué par votre analyse. Chacun de vos article (que je guette avec impatience) me procure un réel plaisir. Je vous en remercie encore et toujours

  • Un immense BRAVO et un gigantesque MERCI pour votre article sur Kouchner. C’est un hommage à Braumann et une mise à l’index de l’autre, de l’ex (s’il le fut jamais) «bon docteur».
    Il n’y a pas de quoi me remercier, au contraire.
    Je me sens un peu complice de ce que vous allez -encore- préparer, et qui nous fait tant de bien.

    jo-ber

  • Monsieur Naba
    Vous êtes l’un des rares journalistes en France à faire des analyses sans parti pris, la majorité ne sont en fait que des journaliste « de service », voire des journaliste en service commandé. Elle est belle la liberté de la presse en France. Accordons leur quand même les circonstances atténuantes, ils sont des salariés et avec les temps qui courent, il est pas bon de perdre son emploi; et dans ce milieu comme dans celui de l’art, on peut « vous descendre » en quelques articles; l’exemple de Dieudonné est emblématique.
    Pour votre analyse, je la trouve toute simplement merveilleuse, car elle met à nu le Docteur qui a inventé le concept du devoir d’ingérence pour des raisons humanitaires, sauf qu’il perd subitement son vocabulaire lorsqu’il s’agit des Palestiniens. Merci, Monsieur Naba, pour cet article.

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