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Les Gardiens de l’état, une sociologie des énarques de ministère

« Les Gardiens de l’état », une sociologie des énarques de ministère» de Jean Michel Eymeri. Paris, 15 janvier 2002- «Les Gardiens de…

Par : René Naba - dans : Analyse - le 15 janvier 2002

« Les Gardiens de l’état », une sociologie des énarques de ministère» de Jean Michel Eymeri.

Paris, 15 janvier 2002- «Les Gardiens de l’état, une sociologie des énarques de ministère»: le titre de cette étude constitue à lui seul tout un programme et son auteur, un jeune universitaire français, Jean Michel Eymeri, apporte là une contribution singulière au fonctionnement de l’administration française et à la connaissance de la psychologie de ce qui apparaît parfois à ces censeurs comme une caste élitiste de privilégiés.

En 936 pages et trois volumes, Jean Michel Eymeri, Professeur de Sciences politiques (IEP Toulouse), développe et argumente sa thèse de Doctorat devant un jury qui compte parmi ses membres des grands connaisseurs de l’état, de ses rouages, de ses forces, de ses faiblesses et de ses secrets, notamment le président du Jury, Jean Claude Colliard, membre du Conseil Constitutionnel, professeur à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne, ancien directeur de cabinet du président François Mitterrand et du président de l’Assemblée nationale Laurent Fabius.

Soutenue le 21 janvier 1999 devant un jury composé de Jean Claude Colliard, Marie Christine Kessler, Pierre Birnbaum, Jacques Lagroye et Vincent Wright, Fellow of Nuffield College of Oxford, la thèse de Jean Michel Eymeri a obtenu la «Mention très Honorable», les félicitations du Jury et la proposition pour concourir aux prix de Thèse. Depuis lors, l’Université de Paris 1 a alloué une subvention pour publication de ce travail.

Né à Toulouse le 16 novembre 1969, Jean Michel Eymeri a enseigné pendant 2 ans les Institutions Politiques à l’Université Paris 1. Il a auparavant travaillé au ministère de la Fonction Publique et au ministère des Affaires Sociales. Ses travaux portent sur la sociologie de la Haute Administration et de la décision publique. Il a déjà publié deux ouvrages: «Les administrateurs civils», Paris – La Documentation Française 1997, et en collaboration avec le professeur Jean François Girard, Directeur général de la santé, «Quand la santé devient publique», Paris Hachette Littérature 1998.

Ci-joint les grandes lignes de sa thèse:

Restituant la genèse de la recherche, l’introduction part du double paradoxe d’où naît l’intérêt pour ceux des anciens élèves de l’ENA qui appartiennent au corps des administrateurs civils.

Tout d’abord, bien que l’on parle souvent de façon très générale « des énarques », il semble que la frange la plus illustre d’entre eux maintienne dans l’ombre la masse des cinq mille anciens élèves: c’est ainsi que les administrateurs civils, qui forment avec près de 60/00 du total la majorité des énarques, constituent un ensemble sans visibilité sociale. En outre, cette méconnaissance se trouve redoublée au plan scientifique, alors qu’existe une communauté vivace de recherches sur la haute fonction publique, réunissant des politistes, des juristes, des sociologues, des historiens, des spécialistes de science administrative et d’analyse des politiques publiques.

Leurs travaux, centrés sur la haute administration en général, l’ENA et l’ensemble des énarques, et surtout les grands corps, avaient jusqu’alors négligé les administrateurs civils en tant que tels. Pourtant, ce que sont et ce que font les administrateurs civils apparaît essentiel à quiconque s’intéresse au fonctionnement de l’Etat en France. Ils forment en effet l’encadrement des directions de ministère: c’est à eux qu’il appartient d’animer au quotidien le coeur de l’Etat central. De surcroît, à la différence d’autres corps de fonctionnaires attachés à tel sous segment de l’ensemble étatique, les énarques de ministère se définissent par une identité professionnelle et sociale principalement étatique. A ce double titre, Ils apparaissent, davantage que d’autres, comme les porteurs de l’institution étatique, les gardiens de l’Etat.

Dès lors, pour restituer ce que sont, ce que font et ce que peuvent ces administrateurs à  maints égards « centraux », la progression s’organise de façon simple en cinq forts chapitres.

Dans le premier, « Réussir l’ENA ou le succès d’une socialisation », l’analyse s’attache à  l’avant ENA et aux voies du succès qui conduisent certains, et non pas d’autres, à y entrer. C’est en effet très en amont du concours et de la scolarité que commence la « fabrication » (au sens d’E. C. Hughes) collective et individuelle des énarques.

Les propriétés d’origine sociale y prennent une large part, tant il est vrai que l’ENA ne recrute pas équitablement dans toutes les couches de la société. Un ensemble récent et détaillé de statistiques et de calculs de taux de réussite permet de chiffrer avec précision ces inégalités tout en introduisant d’importantes nuances:

-d’une part l’hétérogénéité souvent méconnue entre un concours externe très fermé et le concours interne qui demeure une vole de promotion sociale,

-d’autre part et au rebours des idées reçues, la faible hérédité professionnelle de père en fils de l’énarchie. Une fois dégagées au plan statistique ces régularités macro sociales, une approche micro sociologique par les histoires de vie des acteurs souligne la manière à chaque fois singulière dont leurs trajectoires

On démontre ensuite à quel point le passage réussi par deux institutions d’enseignement particulières constitue la clé du succès au concours d’entrée: «Sciences Po» Paris et, dans une moindre mesure, le CFPP du ministère des Finances sont en effet imbriqués de longue date avec l’ENA en un véritable confinement de socialisation (identité des enseignants, des méthodes, des problématiques, des comportements) qui chevauche les coupures institutionnelles. Ces deux institutions contribuent ainsi tout autant que l’Ecole à doter les énarques de leurs traits identitaires les plus typiques.

Enfin, on s’attache bien sûr à restituer pourquoi et comment les intéressés s’orientent vers l’ENA, les logiques de cette ambition, différenciées selon le concours d’origine, s’analysant beaucoup moins qu’on l’imagine dans les registres de la vocation ou même du choix.

Le deuxième chapitre, « A l’ENA: conformation et différenciation », s’attache à  rendre compte du processus dual qui se déroule durant la scolarité. l’ENA conforme et classe ses élèves. D’une part, moins lieu de formation que de mise en conformité, instance de conformation, l’ENA parachève la socialisation déjà reçue en amont dans une sorte de passage à la limite qui en accentue les traits caractéristiques sans les modifier. En cela, l’Ecole, par la saisissante homologie des exercices et des disciplines de la scolarité avec les exigences de la vie professionnelle ultérieure, tend à façonner sur le même modèle des énarques qui concilient dominance et docilité. Mais, dans le même mouvement, elle les soumet à cette « logique infernale du classement », processus permanent de hiérarchisation des individus.

Loin toutefois de l’image d’une violence unilatérale, il est d’une part coproduit par les intéressés eux-mêmes, et d’autre part classe tout autant les corps et les ministères que les élèves. Ce processus aux injustices avérées n’engendre pas moins des effets durables de différenciation, d’autant qu’il n’inscrit pas les administrateurs civils à son horizon si bien que ceux-ci forment, au plan analytique, un résidu. C’est ainsi à l’Ecole que se noue cette dialectique de l’homogénéisation culturelle et/mais de la différenciation corporative et sociale qui anime ensuite durablement l’énarchie en général comme le sous ensemble des administrateurs civils.

Le chapitre III, consacré  aux carrières des administrateurs civils, l’illustre précisément. Loin d’être le fruit d’une régulation corporative, les carrières répondent au contraire à des logiques institutionnelles variées et à des stratégies individuelles très différenciées. L’analyse montre que l’interministérialité de droit le cède à une intraministérialité de fait, dessinant au total le paysage d’un corps éclaté qui échoue à faire corps.

L’étude détaillée des « premières carrières » (jusqu’au sous directorat) révèle ainsi l’existence d’un espace à la fois segmenté et hiérarchisé en autant de bassins d’emplois qu’il y a de « maisons » ministérielles ou directionnelles, régies chacune par des règles non écrites et des mécaniques de carrière différentes qui s’analysent comme autant de variations autour d’un schéma juridique commun.

Quant à l’étude des « secondes carrières », elle met en lumière l’autre paradoxe de ce corps, qui veut que le parcours « normal » d’un énarque le conduise, dès la mi carrière et grâce aux étonnantes souplesses du droit de la fonction publique, à quitter les emplois d’administration centrale qui sont la raison d’être du corps, voire à en être de jure radié.

Un panorama chiffré précis et l’analyse des carrières de certains individus?types permettent ainsi de souligner la multiplicité des « débouchés » offerts dans des corps ou emplois administratifs d’une part, et des filières de « pantouflage » en entreprise d’autre part, toutes opportunités très inégales selon la « maison » à laquelle on appartient. C’est l’occasion d’une mise au point sur le déclin récent du « pantouflage », dans un contexte marqué par la fin du dirigisme et la déconnexion de l’Etat et de l’économie.

Selon une démarche différente, la troisième section se fixe de démêler analytiquement les déterminants majeurs de la réussite des carrières, depuis le milieu et surtout le concours d’origine jusqu’aux effets de hasard et de réputation, en s’arrêtant longuement sur la question du passage en cabinet ministériel et de la « politisation », phénomène qui se révèle for?t complexe et ambigu.

Ayant ainsi restitué  les trajectoires des administrateurs depuis l’avant ENA jusqu’à  leur retraite, on passe alors à un chapitre IV, « Les formes localisées d’une culture d’état/d’Etat », qui à travers l’étude minutieuse et très concrète de ce qu’ils font au travail, s’efforce de cerner ce qu’ils sont, posant la question de l’existence d’une culture commune en ses formes localisées. Traitant successivement le niveau des hommes au travail et celui des institutions qu’ils animent, les deux sections du chapitre sont unies par la même progression depuis le multiple qui s’impose au premier regard vers l’un qui apparaît à force d’observation.

La première section, restituant la diversité des pratiques au travail, montre ainsi que l’extraordinaire variété des postes et des tâches des énarques de centrale les dote de métiers très différents (à chaque bureau son métier, bien souvent) mais n’empêche pas l’existence de ces ferments d’unité que sont trois « métiers de base » transministériels, quatre rôles hiérarchiques partout présents et enfin une commune culture d’état de « généralistes de la Chose publique » qui s’origine dans leur socialisation d’ ENA.

Quant à la seconde section, restituant par une série de descriptions ethnographiques la diversité des cultures « locales » propres à chaque institution (ministère, direction), elle souligne que certaines d’entre elles, situées dans le socle régalien (Finances, Intérieur pour l’essentiel) et dominées par les énarques qui y sont véritablement « chez eux », constituent des formes localisées d’une culture « globale » de l’Etat, alors que les ministères périphériques dominés par des cultures spécifiques sont des « terres étrangères » où les administrateurs civils s’efforcent, non sans mal, d’être les porteurs, les missionnaires de cette culture d’Etat. L’ensemble aboutit à démontrer en quoi la culture d’état qui caractérise en propre les énarques fait d’eux les vecteurs privilégiés d’une culture de l’Etat, d’une rationalité d’Etat, qui est autant une logique pratique axée sur la montée en généralité et la recherche de la globalité qu’une idéologie de l’intérêt général.

Vient alors un cinquième et dernier chapitre : « Les administrateurs et le pouvoir ». Centré, dans la lignée du précédent, sur le quotidien de travail des énarques, son propos est d’analyser en détail le rôle collectif qu’ils remplissent dans la fabrication des décisions et politiques publiques afin de cerner au plus près les modalités, la nature, l’étendue et les limites du pouvoir que ce faisant ils exercent dans les dispositifs de gouvernement de la société française. Au rebours d’une distinction trop tranchée entre la sphère administrative et la sphère politique, on y démontre combien l’activité professionnelle ordinaire des énarques de centrale, de l’adjoint de chef de bureau au directeur, est de part en part traversée par une dimension politique, ou pour mieux dire gouvernementale. A cette fin, une première section est consacrée à leur rôle et à leur pouvoir intraministériel.

Elle souligne qu’il revient toujours et partout aux énarques de tenir les dossiers, de tenir la ligne (la « doctrine maison » sur ces dossiers) et de « tenir le stylo », d’écrire un processus de production des décisions publiques qui est de bout en bout écrit. Ils exercent ainsi un pouvoir de mise en forme des décisions, dans une permanente opération de traduction et d’ajustement entre la dimension politique et la dimension technique. Au-delà, il est montré que l’influence des administrateurs oscille de la pré décision au moins à la co-décision souvent. Ce pouvoir se matérialise sous trois formes principales : leur rôle-clé dans la définition interactionnelle de ce qui est « politique » et de ce qui est « administratif’, c’est?à?dire de leur propre champ de compétence ? un pouvoir relatif de blocage des projets qu’ils désapprouvent , un pouvoir de proposition enfin qui, variable selon les lieux, les dote parfois d’un rôle quasi?politique de co-auteurs de la décision.

Consacrée à l’interministérialité en constant essor, la deuxième section souligne que la dynamique conflictuelle de l’arbitrage sur laquelle elle débouche induit un renforcement mutuel mais très contradictoire du pouvoir des administrateurs et, face à la mainmise croissante de Bercy, une solidarité en retour des administrateurs et du politique des ministères dits « dépensiers », qui brouille encore un peu plus les frontières.

On peut alors, dans une dernière section, remonter en quelque sorte du faire à l’être et, loin du mythe de la « technocratie », porter au jour, par l’analyse de situations décisionnelles concrètes et l’étude de certains traits culturels fondamentaux de l’énarque de centrale, J’ambivalence qui le caractérise. Conjuguant un pouvoir parfois considérable à une subordination toujours maintenue car la posture du Service est le seul cadre dans lequel il puisse penser et vivre son rôle, J’énarque de ministère apparaît au final comme un serviteur d’un  ministre… du gouvernement en place.