Le déséquilibre fait partie du legs de Rafic Hariri
Principal latifundiaire du pays, propriétaire de près du cinquième de la superficie d’un minuscule Etat de 10 000 km2, par…
Principal latifundiaire du pays, propriétaire de près du cinquième de la superficie d’un minuscule Etat de 10 000 km2, par ailleurs propriétaire d’un empire médiatique surpassant l’ensemble du parc libanais, disposant de surcroît d’une fortune personnelle supérieure au produit national brut, monopolisant en outre l’expression politique de l’islam sunnite libanais, Rafic Hariri était d’un calibrage conforme aux spécifications de ses mentors, son parrain saoudien et le protecteur américain de la pétromonarchie.
Dans un pays désarticulé et segmenté en une multitude de communautés religieuses, sa protubérance paraissait inadaptée aux structures libanaises. A défaut de contrepoids, faute de balises, ce vizir qui se rêvait à la place du grand vizir, électron libre aux effets centrifuges, a pu paraître comme un facteur de déséquilibre, un instrument de déstabilisation pour le Liban et son voisinage immédiat.
Que le combat contre l’arbitraire ait été mené par cet homme-là qui s’est longtemps vécu abusivement comme le président effectif du Liban, un homme que les chrétiens accusaient en catimini d’« islamiser la terre libanaise » en raison de ses achats massifs de biens fonciers, participe d’un dévoiement de la pensée.
Que l’alliance entre l’un des rares dirigeants arabes se réclamant du socialisme, Walid Joumblatt, et un parfait représentant du pancapitalisme pétromonarchique proaméricain ait abouti au terme de son processus, en juin 2005, à l’éviction de la scène politique de l’ancien Premier ministre Salim el-Hoss et du député nationaliste Najah Wahim, deux forts symboles de la lutte anticorruption, porte en germe la marque d’une dégénérescence de la vie démocratique du pays. Qu’une telle alliance ait entraîné l’élimination des deux seuls parlementaires qui n’aient jamais pratiqué la vendetta (Omar Karamé, ancien Premier ministre lui-même et frère d’un Premier ministre assassiné, Rachid Karamé, et Soleimane Frangieh dont toute la famille a été décapitée par les milices chrétiennes), que cette double éviction se soit accompagnée du blanchiment simultané de tous les criminels de guerre libanais sans égard pour leurs victimes sanctionne la déliquescence morale de la nation.
La prorogation du mandat de M. Elias Hraoui en 1995, un homme d’une plus grande docilité face à M. Hariri, n’avait pas donné lieu à une telle frénésie juridico-diplomatique. Les remous politiques suscités à la faveur de l’échéance présidentielle de 2004 visaient-ils dans cette perspective à infléchir la position officielle libanaise sur la question palestinienne, à gommer le prestige qu’a récolté le président Emile Lahoud de son habile gestion du dossier du Sud Liban seul dirigeant arabe à avoir obtenu le désengagement militaire israélien de son territoire national sans l’assortir d’un traité de paix ? Cherchaient-ils à vaincre la résistance des « Etats parias » du Moyen-Orient, la Syrie et l’Iran, les anciens alliés de la guerre Irak-Iran (1979-1989) vainqueurs a posteriori d’un Saddam Hussein destitué par ses anciens protecteurs américano-saoudiens ?
Le désarmement du Hezbollah réclamé par Washington a-t-il pour seul objectif de satisfaire aux besoins de sécurité d’Israël ? Aurait-il comme objectif sous-jacent de reléguer au second plan le problème de l’énorme dette générée par la politique corruptive de Rafic Hariri en conditionnant le redressement économique du Liban au désarmement militaire de la milice chiite ? De compenser la perte de l’influence sunnite en Irak par un renforcement sunnite concomitant au Liban, dans le but de donner satisfaction à l’Arabie Saoudite et aux autres Etats sunnites alliés de l’Occident, et, par la réactivation d’une alliance maronite sunnite sous égide occidentale, de viser un étranglement de la Syrie ?
De même, la France se serait honorée si elle avait réclamé avec la même fermeté une enquête internationale pour connaître le sort d’un de ses ressortissants, le juge Bernard Borrel, mystérieusement décédé le 18 octobre 1995, à Djibouti ; ou si elle avait diligenté non une enquête internationale, mais simplement une enquête locale sur le territoire français pour révéler les conditions de la disparition de Mehdi Ben Barka, figure de proue de l’opposition marocaine, disparu à Paris depuis quarante ans avec la complicité d’agents français.
Au vu de cette politique de duplicité, il est à craindre que le milliardaire libano-saoudien, ancien partenaire de la Syrie, reconverti en fer de lance du combat antibaasiste, n’apparaisse rétrospectivement comme une victime majeure du discours disjonctif occidental, discours prônant la promotion des valeurs universelles pour la protection d’intérêts matériels, discours en apparence universel mais à tonalité morale variable, adaptable en fonction des intérêts particuliers des Etats et des dirigeants.
Brouillée avec les Syriens et les Iraniens, privée de relais auprès des chiites tant en Irak qu’au Liban, amputée de ses précédents vecteurs les hommes providentiels qui ont maintenu la compétitivité des entreprises françaises sur les marchés arabo-africains, l’Irakien Saddam Hussein, le Libanais Rafic Hariri, le Zaïrois Mobutu, le Togolais Eyadema , la France paraît à la dérive, comme à la remorque de l’Amérique, pour la récupération des miettes du marché irakien. De surcroît, le bras de fer engagé entre le président français Jacques Chirac et son homologue syrien Bachar al-Assad s’est, pour l’instant, soldé par l’élimination physique de certains des principaux relais de la France au Moyen-Orient : le Premier ministre Rafic Hariri, le journaliste franco-palestinien Samir Kassir et le journaliste francophile Gébrane Tuéni.
Traumatisé par l’autodécapitation de ses chefs charismatiques, le leadership chrétien, principalement maronite, balance entre patriarcat et matriarcat, entre la référence constante au chef spirituel de la communauté maronite, le patriarche Boutros Sfeir, et le tempo politique imposé par les veuves des présidents assassinés du Liban, Bachir Gemayel et René Mouwad, soutenues à distance par l’épouse du dirigeant des Forces libanaises (milices chrétiennes) Samir Geagea, libéré en juillet 2005 au terme d’une dizaine d’années d’incarcération. Depuis le 14 février, le fils de Rafic Hariri, Saad, les a rejointes, propulsé à la tête de la coalition paternelle par fidélité à la mémoire du « président martyr ».
Au vu des dernières élections législatives, les premières de l’ère post-syrienne, le martyrologue libanais semble être devenu un argument de brocante pour la survie d’une caste politique discréditée. Signe d’un désarroi certain, l’absence de renouvellement du personnel politique se traduit par le retour en force du religieux en tant que substitut au politique et par la confirmation de la féodalité clanique en guise de leadership.
Sauf à vouloir provoquer l’exode final des chrétiens arabes, le leadership chrétien libanais, en particulier maronite, serait avisé de se vivre non comme la pointe avancée de l’Occident en terre arabe, mais plutôt comme exerçant son pouvoir symboliquement par délégation des autres communautés chrétiennes du monde arabe, et de prendre la mesure du fait que ses options se répercutent d’une manière ou d’une autre sur ses coreligionnaires.
Sauf à considérer la chrétienté comme relevant du patrimoine exclusif de l’Occident, la vocation première des chrétiens arabes est d’être partie pleinement prenante au combat national arabe pour la restauration de la dignité et de la souveraineté nationale de l’espace arabe, et non comme le fer de lance du combat pour leur soumission à l’ordre américain, une fonction dévolue traditionnellement à Israël dont ils seraient à nouveau les supplétifs déconsidérés. La démocratisation de la vie arabe sera l’oeuvre des Arabes ou ne sera pas. En aucun cas elle ne devra se faire à l’ombre des baïonnettes américaines. En tout cas certainement pas avec les chrétiens arabes dans le rôle de contremaîtres.
Il est des blessures qui s’ulcèrent avec le temps au lieu de se cicatriser. L’histoire est comptable des comportements désinvoltes lourds toutefois de servitudes futures.
Dans « Libération » – lundi 20 février 2006