La révolution arabe par-delà ses lignes narratives
Ce papier est co-publié par la revue «Les Zindignés» N°4, La revue des résistances et des alternatives Monde arabe: La…
Ce papier est co-publié par la revue «Les Zindignés» N°4, La revue des résistances et des alternatives
Monde arabe: La révolution arabe par-delà ses lignes narratives.
Roger Naba’a | 06.10.12 | Beyrouth
Des «printemps arabes» vers la révolution arabe ?
Du bout de l’horizon accourt avec furie
Le plus terrible des enfants
Que le Nord eût porté jusque-là dans ses flancs.
La Fontaine, « Le chêne et le roseau».
Beyrouth – D’une part il y a l’événement: la levée en masse des «Arabes» (1) ; de l’autre, sa mise en discours… sans laquelle il ne saurait être. Or, dès son surgissement, deux lignes narratives s’en sont emparé pour ordonner sa mise en discours: une ligne occidentale (2) qui, cherchant à en rendre compte, eut à réduire l’inconnu de l’événement qui advenait au connu de son histoire érigé, en l’occurrence, en Histoire universelle… et en rendit compte en termes occidentaux de «révolution»,«peuple», «anti-autoritarisme», «démocratie», Etc. Si cette ligne narrative, en réduisant l’inconnu au connu, perdait précisément ce qui fait la différence, sa subsomption sous le signe de l’universel occidental, faisait perdre à l’événement son goût particulier.
L’autre ligne, en réaction, s’est construite sur deux registres – le «complot» conjugué avec la «fitna» – mais une seule finalité: dénier l’événement. D’une part un contre-récit et c’est la théorie du «complot» dont la charge est de réduire à néant l’idée même de révolte, de rébellion, voire de simple soulèvement ou même d’un quelconque mécontentement, ramenant l’événement à l’action malveillante de l’ennemi-étranger qui veut en finir avec la mumâna‘a (ligne de défense géostratégique); de l’autre, un récit-épouvantail qui, de par la fitna convoquée fort opportunément, agite pour la conjurer, le sceptre de la «Grande discorde» qui travaille toujours l’imaginaire collectif des Musulmans depuis les débuts du temps islamique (ligne de défense mnésique).
Batailles de noms certes, mais essentielles car en la matière, nommer c’est expliquer, expliquer, raconter, et raconter c’est avoir la maîtrise de l’information sur ce qui est à dire et l’imposer comme version de ce qui fera foi.
Or les deux nominations publiquement retenues ont le tort de prendre l’événement du «dehors» de l’événement. Et l’effet conjugué de ces mises en discours sera d’en brouiller le sens qui, écartelé entre le réel et sa projection discursive, s’est perdu entre un discours/récit qui le déformait méthodologiquement, et un autre qui le défigurait délibérément.
Loin de moi cependant l’illusion qu’il puisse y avoir un discours exhaustif qui restituerait l’événement dans la pureté et la totalité de son sens !
Mais il me semble plus pertinent – en tout cas moins impertinent – d’en saisir le sens du «dedans» même de l’événement, par le biais de ses indices propres qui sont comme autant d’attendus de l’événement lui-même.
Point de nouvelle ligne narrative donc, d’autant qu’il faudra sans doute du temps, et même beaucoup pour prendre la mesure d’un tel événement dont le sens, toujours en cours, ne saurait être évident dans cela même qui s’en écrit ici et maintenant: comment saisir le sens quand le sens est suspendu à une échéance incalculable?
Mais avant que de saisir à bras le corps l’événement, un détour par les discours du «dehors», juste pour dégraisser les concepts, une comparaison contrastée pouvant rendre possible une meilleure intelligence de l’histoire indigène.
De tous les noms dont le discours occidentalisé a affublé la levée en masse des peuples «arabes», j’en retiendrai deux pour ce qu’ils révèlent le dérèglement dans lequel le sens de l’événement a été plongé: «printemps arabe» et «révolution arabe».
Le choix du premier est intéressant en ce que c’est une nomination qui ne nomme rien, la métaphore permettant de réussir ce tour de passe-passe qui consiste à nommer sans nommer. Cela sonne comme un aveu d’impuissance et d’échec. Au demeurant, par-delà le «Printemps des peuples» auquel on l’a comparé, cette nomination résonne elle-même, aux yeux des «Arabes», d’une autre nomination, la Nahda de la fin XIXe/début XXe qui avait elle aussi proclamé la renaissance des «Arabes», c’est-à-dire, littéralement, leur «nahda». Qu’il faille recommencer, un siècle plus tard, en dit long sur l’échec du premier «printemps».
Quant au second -«révolution» dans sa version occidentale ou «thawra» dans sa version arabe occidentalisée-, l’événement en présente tous les signes apparents: brusquerie/soudaineté, violence, volonté de changement, mouvement de fond, levée en masse, Etc.
Mais les modèles historiques – révolution française ou russe, révolution des œillets au Portugal, révolution iranienne, Etc. – ne peuvent que fausser les observations. Aucune des idéologies révolutionnaires connues ne peut être posée comme explicative des soulèvements. Signes «apparents» donc, de la surface de l’événement, ou de son «dehors», ils ne peuvent valoir «preuves»: autant qu’une «révolution» ces «signes» font voir également que c’est une révolte ou un soulèvement de fond, une rébellion, voire une insurrection !
L’essentiel en la matière, n’étant pas dans ce que ces indices «ostentatoires» donnent à voir, mais bien dans ce qu’ils ne donnent pas à voir et passent sous silence. Or, ce qui, en l’occurrence, l’est – et par là même évacués tous les signes dont la Modernité occidentale l’a estampillée – c’est que la révolution n’est pas une définition mais un passage à l’acte: celui de par lequel, s’inventant comme tel, un peuple s’auto-fonde établissant sa souveraineté absolue si bien qu’au sens de la Modernité occidentale, il n’y a pas de peuple sans révolution parce qu’il n’y a pas de révolution sans peuple: comme le dit Kant à propos de la Révolution française, une révolution ne cherche «ni dans le ciel ni sur la terre, de point d’attache ou de point d’appui» (3) .
C’est sur fond de cette rupture anthropologique que s’est élaboré le sens politique moderne du mot révolution (4) : mouvement populaire-politique visant à un changement brusque et en profondeur dans la structure politique et sociale d’un Etat ou, comme aurait dit Rousseau, dans le «Contrat social» qui régit les rapports gouvernants/gouvernés.
La révolution ne prenant pas, très rapidement l’Occident, filant la métaphore, passa de la narration du «printemps arabe» à celle de «l’hiver islamiste». Vent debout, les «Arabes», eux, ont continué à en parler en termes de thawra. Non sans raison, me semble-t-il ! Mais n’anticipons pas.
Quant à savoir pourquoi le mot «révolution» s’est à tous imposé… Je dirai pour faire bref puisque ce n’est pas mon propos, que c’est probablement dû au fait que la Modernité occidentale, quand bien même son discours institué prétendrait le contraire, ne sait, ne peut et peut-être ne veut même pas voir l’autre dans son altérité.
Si la narration occidentale/alisée prétend en nommant, expliquer ; la narration des pouvoirs établis – les dictatures «arabes» – (et leurs partisans) veut en nommant, intimider. Elle a pensé y réussir en se coulant dans la fausse fiction du «complot/fitna» qui lui procurait deux avantages à ses yeux déterminants.
Le choix des mots n’étant ni innocent ni dû au hasard, si fitna hante – depuis l’immémoriale traumatisme de la «Grande discorde/al-fitna-l-kubra» (5) ) qui a ouvert l’ère islamique – non seulement la mémoire collective des Musulmans mais l’arc entier de la «représentation du passé»; «complot» – bien que relevant d’une mémoire beaucoup plus récente, coloniale/postcoloniale – travaille presque tout autant la mémoire moderne des Arabislamiques, depuis que le «complot» de Sykes-Picot a révélé la duplicité, la fourberie, la félonie, des anglo-français et par métonymie de toute puissance «étrangère».
Mais cette narration s’affiche également en discours de guerre, puisque d’une part, en identifiant contre toute évidence la cause du mal à des agents exogènes «complotant» contre le régime, elle en récuse jusqu’à la possibilité interne et, par voie de conséquence, attribue les «troubles» à des factieux stipendiés fauteurs de fitna et exclus comme tels du corps social. D’une pierre, deux coups: sont désignés tout à la fois l’ennemi extérieur (USA, Israël, l’Occident…) au travers du «complot» et, au travers de la fitna, l’ennemi intérieur (les salafistes, islamistes et autres bandes terroristes).
On peut se contenter de ces narrations, mais le faire c’est se condamner à ne rien comprendre à l’événement, leur tort à toutes deux étant que, pré-chargées de sens, elles n’ont réussi qu’à égarer celui de l’événement. Retour donc à l’événement. Soit ! Mais comment en parler, au singulier, comme «événement « arabe »» ? Comme le suggère la remarquable simultanéité de tous les soulèvements; après tout, il n’aura fallu que de trois mois (mi-décembre 2011/mi-mars 2012) pour que tous les «peuples « arabes »», par effet de contagion ou de résonance, entrent dans le bal des révoltes (quoique à des degrés et selon des modalités différents/es) ? Ou en parler au pluriel, comme «événements « arabes »», autrement dit, tunisien, égyptien, bahreïni, libyen, yéménite, syrien, Etc., comme le suggère leur succession et leur localisation ?
En toute logique, on devrait en parler selon les deux nombres: au singulier pour parler de l’ordre local, et au pluriel pour parler du transversal. N’ayant pas la possibilité de couvrir toute cette aire, je me contenterai d’explorer certains des indices transversaux.
Ce qui frappe dans cette coulée de révoltes, c’est la banalité des commencements. Partout, c’est un fait divers comme la saisie de sa marchandise d’un vendeur de quatre saisons en Tunisie; un fait anodin comme les marches de protestation qui ne regroupaient qu’une poignée de manifestants en Egypte, Libye, Bahreïn, Yémen; un fait anecdotique comme ces adolescents de Daraa qui jouaient à taguer sur les murs de la ville le slogan du Printemps «arabe»: Ash-sha‘b yurîd isqât an-nizâm –; partout des faits insignifiants mais qui devaient presque partout déclencher la lame de fond. Et c’est chaque fois la réaction démesurée – «hénorme» aurait dit Flaubert – des pouvoirs en place qui a fait basculer le banal dans le tragique. C’est dans ce tête-à-tête inaugural entre des révoltés manifestant et un pouvoir réprimant que s’est joué, me semble-t-il, le sens de l’événement et le plus pertinent de ses sens.
S’inscrivant en faux contre toute la tradition des révoltes passées et récentes, l’appel à la révolte de 2011 ne souscrit à aucune des règles qui avaient modélisées celles du passé proche et lointain. Ce n’est pas une «da‘wa» au sens classique (6) : l’appel ne fut ni le fait d’un des «ahl al-bayt», ni lancée au nom de l’Islam contre un islam fâsiq (dévoyé ou pervers), comme cela s’est passé jusqu’aux XIIe/XIIIe siècles. Ce n’est pas non plus le fait d’une açabiyya en mal de conquête comme ce fut le cas des Ayyubides, Seljukides, Ottomans, Etc., entre les XIIIe et XIXe siècles. Ce n’est pas enfin le fait d’un corps constitué, comme l’armée ou un parti structuré, comme dans l’ère colonial-postcolonial, de la Turquie de Mustapha Kemal, à l’Egypte de ‘Urâbi (1880/…), aux Etats dits «radicaux» du Proche-Orient de l’après-défaite de 1948 (nassérien, ba‘thiste, nationaliste…).
L’inédit de cette révolte est dans l’irruption intempestive de la jeunesse: c’est elle qui a lancé l’appel inaugural et c’est grâce à cet appel que le «mur de la peur» a sauté et que, ce faisant, les jeunes s’inventaient comme jeunesse, une nouvelle catégorie sociale (7) . Mais la tradition a été également bousculée sur un autre point capital: l’appel à la révolte ne fut pas lancé au nom de l’Islam, ni pour l’appliquer selon une meilleure voie ; quand bien même elle aurait été «récupérée», «volée» ou «confisquée» (8) par les islamistes, l’islam l’a prise en marche: il n’en n’est pas l’origine et n’en est pas à l’origine.
Une pointe de modernité dans une trame de révoltes qui ne l’est pas forcément: les musulmans désormais peuvent se mobiliser et se révolter pour autre chose que les choses de l’islam, et pas seulement au nom de l’islam.
La sécularisation de l’appel, sa rupture avec le passé, la mémoire et l’histoire, peuvent conduire à marginaliser l’islam comme «inspiratrice de révolte» – rôle qui fut le sien jusqu’à l’ère de la qawmiyya ‘arabiyya qui correspond à celui de la Nahda, qui le lui prit, sans vraiment le lui prendre.
Mais la jeunesse à elle seule, Mai 1968 dixit, ne peut faire une révolution. Aussi de manifestations réprimées en incidents violents, de journées de colère en tirs de police, de tués par balles en deuils nationaux, d’arrestations en exécutions, le cycle manifestation/répression s’est-il enclenché. Et le miracle eut lieu; l’appel lancé par la jeunesse prit corps socialement et le «peuple» se révolta !
Mais qui s’est révolté ? Qu’est-ce que ce «sha‘b » qui veut, selon le mot d’ordre qu’il s’est donné, «isqât an-nizâm»/«faire tomber le régime» ?
A observer au travers de leurs revendications le chemin parcouru par les manifestants, on peut dire qu’ils se sont constitués sha‘b en deux détentes qualitativement différentes. Aux 1ers jours des soulèvements, encore sous les effets de l’«ère de la peur», presque toutes les manifestations se bornaient à réclamer des réformes, voire, les plus téméraires, la fin de l’état d’urgence.
Très rapidement, en moins de deux semaines, succéda à cette ère, en réaction à la riposte disproportionnée des régimes – et au mépris dans lequel ces régimes tenaient leur peuple –, l’«ère de l’après-peur»: les revendications n’y criaient plus, seulement, une réalité de profonde iniquité sociale, mais, fondamentalement, un déni d’existence et la terreur seule réponse de l’Etat à leur demande de reconnaissance.
C’est à ce moment-là que le sha‘b fit son irruption, quand il s’est décidé à «entrer en insoumission», à briser le «mur de la peur» et se lancer à l’assaut du ciel en vue de «isqât an-nizâm», c’est alors que la révolte résonna dans les rues et les places parce que le peuple-sha‘b y trouvait sa place. Cet événement, fondateur, est probablement le trait le plus remarquable de toutes ces révoltes, ce qui fait leur unité (transversale) et permet d’en parler au singulier.
Les manifestants, en affichant leur insoumission dans la rue (manifestations) ou sur la place publique (sit-in), ont transformé rues et places en scène politique, de laquelle étaient éradiqués les tenants du Pouvoir, symboliquement et matériellement destitués : l’acte de manifester a semble-t-il agi comme un puissant opérateur politique qui aurait cristallisé la volonté commune, la créant, d’en finir une fois pour toute.
Totalement étrangère au mode de pensée de nos Etats, plus précisément à leur modus operandi (9) , l’affrontement guerrier était inévitable dès lors que cette reconnaissance ne pouvait qu’être arrachée de force tant le peuple/as-sha‘b est, pour ces régimes, une chose «privée» – pas dans le sens d’individuel ou de particulier par opposition à collectif, commun ou public; mais dans le sens de «dépourvu de…», et, en l’occurrence, n’a pas droit au chapitre parce que «privé de» voix et de présence publique.
Toute une dialectique du «Maître et de l’Esclave» s’est jouée dans ces premiers moments d’affrontement qui devaient finir en révolte, voire en révolution ! On peut évidemment attribuer la disproportion de la riposte à la nature dictatoriale des Etats arabes. S’il y a de cela, il y a également quelque chose d’autre de spécifique à ce genre de régime (10) , et qui ressortit à la nature du «contrat social» et donc au type de dictature qui s’y exerce.
Or, les termes de ce contrat, imposé par un coup d’Etat (les Républiques) ou par la force de la Tradition (les monarchies), se ramène partout dans les Etats arabes à l’équation: la paix civile en échange de la soumission, et selon le système d’emboîtements propre aux poupées russes, la soumission renferme l’exclusion du peuple-sha‘b de la scène publique, «domaine exclusivement réservé» aux tenant du pouvoir … et en cas d’insoumission c’est la guerre (totale); bref se soumettre ou mourir (11) .
La riposte disproportionnée n’était-elle pas dès lors la seule réponse possible à toute protestation dans la mesure où, aux yeux de ces régimes, celle-ci, pour insignifiante qu’elle soit, correspond à une rupture du contrat social; d’où la traîtrise et le complot ! N’est-ce pas parce que la stratégie de soumission – en cours dans les périodes de paix civile – a dysfonctionné, échouant à réaliser la soumission-exclusion du peuple-sha‘b, que le pouvoir est passé à la vitesse supérieure, à la stratégie de la destruction, comme ce fut le cas au Bahreïn, au Yémen, en Libye et en Syrie (12) ?
Contre un pouvoir délivré de toute instance de contrôle, qui ne se réfère qu’à lui-même, n’a de compte à rendre qu’à lui-même et assimile toute velléité de critique, même tue ou privée, à une rébellion, « être ou ne pas être » est la seule question qui se posait au/x peuples-shu‘ûb autochtones en révolte, puisqu’il s’est agi, pour eux, de ressusciter de la mort bridgienne (13) dans laquelle les rangeait le pouvoir.
Retour à la question initiale. Que s’est-il passé dans cette longue année 2011 (14) ? Si au regard de la Modernité occidentale ce n’est pas une «révolution» parce que l’événement ne souscrit pas à la condition kantienne de rupture d’avec le transcendant, qu’en est-il au regard de l’histoire des peuples autochtones?
L’irruption du peuple-sha‘b est, de toutes les ruptures, la rupture par excellence; c’est elle qui «risque» de faire l’événement. S’inscrivant comme acteur politique, il est en rupture de ban avec la longue mémoire des peuples autochtones. Certes, le «peuple» participait aux da‘wa des VIe-XIIIe siècles, mais pas à leur direction à laquelle cependant il collait: il s’y contentait, comme dans toute sédition plutôt que révolution, à suivre le mouvement que d’autres ordonnaient. Il fut totalement exclu de la scène politique (guerrière) à l’époque des açabiyyâtes en quête de puissance, entre les XIIIe-XIXe siècles. Il renoua avec l’héritage de la da‘wa lors des luttes de libération nationale, à la même place cependant de «suiveur»: après tout, les «indépendances» (sic) obtenues furent le fait de coups d’Etat militaire (Egypte, Soudan, Libye), militaire et partisan (Syrie), militaire, partisan et populaire (Irak: ceci expliquerait-il la sauvagerie très tôt sanglante de la répression ?).
Mais à nouveau, après le tournant de la Guerre d’Octobre 1973 et la profonde rupture entre les Etats et leur/s société/s, il se retrouva à la place héritée de la tradition des XIIIe-XIXe siècles: exclu de la scène politique.
2011 a ceci de sensationnel que le peuple-sha‘b est pour la première fois dans la mémoire de ces lieux, à la direction de son propre soulèvement (15) .
La révolution est un acte, mais qui s’inscrit dans la durée. L’irruption sans lendemain ne fera pas une révolution, tout au plus une révolte. Mais qu’elle vienne à s’inscrire dans le nouveau Contrat social qui se travaille maintenant et qu’elle s’y institue, sera une révolution, peut-être pas moderne, mais très certainement prémoderne dans laquelle le peuple-sha‘b occuperait une place malaisée: «hétéronome» dans son rapport au divin ET «autonome» (16) sur la scène publique, elle-même à inventer ?
Notes :
[1] L’emploi des guillemets vise à souligner la suspicion dans laquelle le terme «Arabe» – dans les expressions du genre «Monde arabe», «Peuple arabe», «Révolution arabe», Etc. – doit être tenu pour caractériser le monde humain de cette région. L’appellation est «trompeuse»; donnant à penser que tous les peuples de cette région le sont – ce qui est loin d’être le cas – elle permet aux Arabes d’occulter les Kurdes, les Arméniens, les Tcherkesses, les Turcomans, les Amazighes (Berbères) … qui ne sont, ni ne se veulent ou se disent Arabes bien que parties prenantes de ce soulèvement généralisé.
[2] … ou occidentalisé. La quasi-totalité des médias arabes, emboîtant le pas à al-Jazeera qui a lancé le mot et l’a imposé, en ont rendu compte en termes occidentaux, quoiqu’arabisés depuis la Nahda, comme «thawra», «sha‘b», Etc., et à un/des lectorat/s eux-mêmes (en partie) occidentalisé/s, en tout cas susceptible/s de comprendre une telle ligne narrative.
[3] Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs. Cf. le remarquable article de Jean-Marie Domenach, «Révolution et modernité», parue dans la revue Esprit du mois juin 1988, pp. 25-36.
[4] C’est en 1660, lors de la restauration de la monarchie anglaise, que le mot «révolution» aurait été utilisé pour la première fois dans son sens actuel.
[5] * On appelle ainsi les guerres civiles du Ier siècle hégirien, qui ont suivi la mort du Prophète et dont l’enjeu était sa succession.
** On a beaucoup glosé sur la traduction de fitna. Mais quelle qu’elles soient, «désaccord», «discorde», l’usage langagier a imposé de toujours l’associer à guerre civile ou intestine: une fitna serait donc «la discorde conduisant à la guerre civile au sein de la umma».
***L’événement fut si traumatisant et l’est toujours, que certains ulamâ’ comme Abû Ya‘lâ (458H/1066) ou Fakhr ad-Dîn ar-Râzî (606H/1209), tiendront que «les informations [historiques]» (al-akhbâr, pluriel de khabar) révélées dans le Coran sont elles aussi susceptibles d’être abrogées, si Dieu le veut, comme l’ont été certains versets dits «sataniques», et la «Grande discorde» fait partie de ces événements qui seront abrogés, «effacés» ou «désexistenciés» par Dieu.[6] Les historiens, annalistes, chroniqueurs, historiographes.. arabislamiques et alentour, réservent la dénomination de «da‘wa» à une révolte populaire qui est une sédition (il ya organisation au sommet), initiée par quelqu’un de la parentèle du Prophète (ahl al-bayt), et da‘wa lancée au nom de l’Islam « vrai », contre l’islam fâsiq (dévoyé ou pervers) du pouvoir en place. Aussi, s’ils qualifient de da‘wa le mouvement de Husayn b. Ali, la « révolution » des Abbassides ou celle des Fatimides, ils ne qualifient pas de même ni la prise du pouvoir par les Mamâlîques (plur. de Mamlûk), les Seljukides ou les Ottomans, et encore moins, bien évidemment les coups d’Etat des officiers libres en Egypte, des ba’thistes et autres nationalistes en Syrie, Iraq, Libye ou Soudan.
[7] Jusqu’à cette «révolution» il y avait DE jeunes «arabes», il n’y avait pas UNE jeunesse «arabe/s».
[8] Métaphores qui en disent long sur les intentions des énonciateurs.
[9] Dans un contexte policier, le modus operandi est le mode de fonctionnement typique d’un criminel et ses façons d’agir (dictionnaires).
[10] Postcolonial, patrimonial, oligarchique (famille, clan, tribu, Corps constitué pré/moderne, Etc.), dictatorial, rentier, prédateur, centralisateur, sécuritaire… pour ne citer que quelques-uns de ses traits remarquables.
[11] S’exiler n’étant qu’une mort symbolique, sociétale: l’exclu, aux yeux de la société, n’est plus.
[12] Je doute fort que les dictatures tunisienne et égyptienne fassent exception. Disons que dans leur cas, les pouvoirs ont été pris de court par la fulgurance de la révolte, et n’ont pas eu la possibilité d’actualiser leur vocation destructrice.
[13] Le «mort» au bridge, comme chacun sait, est un partenaire inactif, un simple figurant : il peut même quitter la table de jeu et aller prendre un verre au bar.
[14] Longue, parce qu’elle a commencé en décembre 2010.
[15] Ce qui la distingue, qualitativement, de la Révolution islamique d’Iran, dont le modus operandi est plus proche de celui de la da‘wa : peuple suiveur/direction religieuse.
[16] Pour reprendre le vocabulaire de Kant dans Qu’est-ce que les Lumières?
Pour aller plus loin
Roger Naba’a est universitaire et philosophe libanais.
Pour aller plus loin à propos de Roger Naba’a sur ce blog
https://www.renenaba.com/israel-et-la-fin-de-la-purete-des-armes/
Sa production pour le compte de la Revue «Peules du Monde» du Philosophe Paul Vieille : http://www.peuplesmonde.com/spip.php?rubrique39