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Idir Kamar, laboureur des mers à la recherche des naufragés de la vie

À Marseille, la pauvreté se concentre dans le centre ville. Selon un rapport récent de l’INSEE, au printemps 2017, le…

Par : René Naba - dans : Actualités Portrait - le 30 mai 2017

À Marseille, la pauvreté se concentre dans le centre ville. Selon un rapport récent de l’INSEE, au printemps 2017, le 3e arrondissement de la cité phocéenne est le quartier le plus pauvre de France, avec un taux de chômage endémique et des logements insalubres. Le pourcentage des personnes percevant moins de 60 % du revenu médian soit 900€ par mois atteint ici 55%, un record sur le territoire national. Le Compas, centre d’observation et de mesure des politiques sociales, estime qu’il s’agit même d’un des quartiers les plus déshérités de la communauté européenne. Résultat : une précarité tant financière que sanitaire et une misère qui ne se cache même plus.

En anthropologue, fort de ce viatique, il parcourt la ville d’un regard scrutateur, prospectant les diverses vagues d’immigrés qui s’échouent à Marseille, décennies après décennies : Algériens, Roms, Syriens, Afghans ; Tel un laboureur des mers à la recherche des naufragés de la vie.

Cheveux frisottants, un vieux magnéto nagra en bandoulière, un vieil appareil photo à l’épaule, l’homme ne cesse de sillonner la ville à l’affût du moindre indice pour fixer «les échoués de la vie», narrer leur désespérance, de même que la reconfiguration démographique de cette cité qui fut jadis le poumon portuaire de l’Empire français à destination de la Métropole. De l’Afrique du Nord (Alger, Casablanca et Tunis) à l’Afrique Occidentale française (Dakar, Abidjan, Conakry)… avant de sombrer dans la léthargie post-coloniale durant un demi siècle pour ressusciter au seuil du XXIe siècle.

Le produit des pérégrinations de ce photographe, par ailleurs animateur radio, est consigné dans deux ouvrages «Présence invisible» sur les Algériens de Marseille et «Brûlez moi, comme cela je peux chanter» sur les Roms.

Édite par ART Triballes (1), tout un programme, les deux livres ont été réalisés à quatre mains Kamar Idir, pour la photo, et Dominique Carpentier, pour le texte.

«Présence invisible»: Une histoire de l’émigration algérienne à Marseille dans la période post-coloniale

Le titre se suffit à lui même. Il dispense de tous les discours : «Présence invisible». Les Algériens assurent une présence massive à Marseille. Si les quartiers à la périphérie de la Gare Saint Charles et de La Canebière grouillent des commerces du «bazar arabe», cette fébrilité est cependant sans impact majeur sur la vie politique et culturelle de la grande métropole méridionale.

C’est un fait, regretté par certains tant la vivacité des jeunes algériens est porteuse de dynamique ; mais un fait indéniable en ce qu’elle s’apparente à la gesticulation.

Au gré des événements, l’Indépendance de l’Algérie (1960), la «décennie noire» de la guerre civile (1990-2000), la récession économique post pétrolière. Chaque période a apporté son lot d’émigrés, projetant ses problèmes sur ceux des nombreuses de la ville, apportant avec lui une reproduction miniature de sa vie au bled, mais enrichissant la cité méridionale d’apports multiformes, faisant de Marseille, la Métropole française la plus chamarrée, la plus bigarrée, la plus joyeusement anarchique. Une ville unique. Violente mais joyeuse. Capable de dérision et d’autodérision. Une ville «cagole».

Beaucoup ont achevé une vie de labeur en France, sans possibilité de retour, vivant leur retraite solitaire dans un double enchaînement : L’enchaînement à leur lieu de travail sans prévoyance sociale, et l’enchaînement à leur souvenir d’enfance… vieux travailleurs maghrébins de la Rue des Petites Maries et du quartier du Rouet, qui ont accompagné la lutte et la résistance des travailleurs maghrébins pour la reconnaissance de leur minima sociaux.

L’administration, ce petit génie créateur d’injustice et d’exclusion

Le déclic générateur de ce livre est la bureaucratie tatillonne : «C’est dans une quasi indifférence que fut prise une mesure inédite à Marseille. En 2005, la direction des services fiscaux des Bouches du Rhône refusait de délivrer à près de 4.000 Maghrébins (en majorité des Algériens) leur feuille de non-imposition, sous le prétexte qu’ils ne pouvaient justifier d’une présence permanente en France durant l’année écoulée», explique l’auteur dans sa préface.

«Arrivés en France pour la plupart à la fin de la décennie 1950 ou au début de la décennie 1960, ils ont travaillé dans le bâtiment durant plus de quarante ans. Ils ont construit les principales infrastructures de la ville (routes, ponts, métro, bureaux) et vivent souvent dans des conditions indignes.

«Ils avaient besoin de nous lorsque nous étions jeunes et utiles et après… Au Revoir. Au bout de 42 ans, tu as besoin de te soigner et on te dit de dégager chez toi. Ca fait un an que je cours d’un hôpital à l’autre. Qui a fait cette connerie-là ? C’est un plan machiavélique».

Non l’ami Chibani, ce n’est pas une connerie, ni un «crime de bureau» comme la France en a tant fait dans son histoire, mais un plan prémédité. Après la cristallisation des pensions des anciens combattants des troupes coloniales, le bannissement administratif des chibanis… une permanence d’une culture du mépris d’une posture proto fasciste inhérente à tout un pan de l’élite intellectuelle française.

Pour aller plus loin sur ce sujet

L’hallucinant argumentaire de Jean Claude Gaudin

«Ma politique ne plaît peut-être pas aux nostalgiques de la gauche, qui a laissé pourrir le centre ville pendant des années. Mais elle plaît aux Marseillais. Le Marseille populaire, ce n’est pas le Marseille maghrébin, le Marseille comorien. Le centre a été envahi par la population étrangère, les Marseillais sont partis. Moi, je rénove, je lutte contre les marchands de soleil et je fais revenir les habitants qui payent les impôts» (La Tribune 5 décembre 2001)… Au risque de piétiner la dignité humaine, de bafouer les Droits de l’Homme et de priver les honnêtes travailleurs, durs au labeur, de leurs droits les plus élémentaires.

Dans une sorte de retour aux sources, le livre est dédié à «Mon oncle Idir M’Hand, qui a travaillé comme ouvrier en France et qui a vécu dans un foyer Sonacotra à la Courneuve»

Un deuxième ouvrage de Idir Kamar

«Brûlez moi, comme ça je peux chanter» Fantasmes et réalités autour d’une immigration comme les autres» mérite de figurer dans les meilleures bibliothèques tant pour son contenu que pour son contenant.

L’ouvrage est un bel ouvrage, œuvre de KAMAR IDIR, qui en a constitué la trame avec une série de photo puisées de ses archives personnelles sur des textes de DOMINIQUE CARPENTIER et de Dominique IDIR.

En 174 pages, alternant photos et textes, l’auteur narre heurs et malheurs de la vie quotidienne d’un peuple par essence un peuple en transhumance, vivant en France en population déplacée, pourchassée accablée de tous les maux de la société française. Un bouc émissaire idéal.

Édité par ARTRIBALLES, avec le concours de la Fondation de l’Abbé Pierre et le Département des Bouches du Rhône, le livre est couplé d’un DVD. Il se présente comme un hymne aux peuples libres.

Une réplique silencieuse au discours de Grenoble de Nicolas Sarkozy du 30 juillet 2010 sur les Rom auxquels l’auteur consacre d’ailleurs un album spécial «Nouveaux regards : Identités-Parcours-Mémoire» (Éditions Le Bec en l’Air).

L’album constitué de photos illustrées par des textes se présente comme des condensés d’histoires vécues des acteurs et de leurs parcours, renouant le fil rompu entre le passé et le futur, entre là-bas et ici, agissant comme révélateur d’une mémoire commune, socle des transmissions intergénérationnelles».

Kamar IDIR anime tous les jeudis sur Radio Galère Marseille (16H00-18H00) une émission «Harragas», les candidats à l’exil, au sein de laquelle le signataire de ce texte tient une chronique politique de trente minutes intitulée «Revue de presse Halal sur des sujets Haram».

Note
  1. ARTRIBALLES : Fondée en 1994, cette association est à l’origine une école de trapèze et de jonglage dont elle tire son nom de «trois balles», d’où ARTRIBALLES. L’ouvrage est une auto-édition, fruit de dix ans de travail sur le terrain. Il est disponible à «L’odeur des temps» et «Transit Librairie» à Marseille.
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