Entretien pour le site acontresens.com 2
Parmi vos ouvrages, Du bougnoule au sauvageon, voyage dans l’imaginaire français a été publié en 2002. S’il devait ressortir en…
Parmi vos ouvrages, Du bougnoule au sauvageon, voyage dans l’imaginaire français a été publié en 2002. S’il devait ressortir en 2007, quels chapitres ou précisions ajouteriez-vous ?
La principale modification porterait sur le titre et ses développements subséquents. En 2007, cela donnerait Du bougnoule au sauvageon, aux sous-hommes, au Kärcher, à la racaille. Cela me semble plus en phase avec l’extension récente, en France, du champ lexical du vocabulaire de la stigmatisation. Il n’est d’ailleurs un secret pour personne que ce vocabulaire s’est enrichi de l’apport personnel du nouveau Président de la République française.
Mais pas seulement…
En effet. D’autres pensionnaires illustres du cénacle politique, intellectuel et artistique français y ont aussi abondamment contribué. Leur totale impunité est d’ailleurs un signe patent du laxisme moral en la matière. Je pense notamment à Pascal Sevran et à ses réflexions d’une haute portée philosophique sur les capacités génésiques des Africains et leur conséquence sur la désertification de l’Afrique. Je pense aussi à Georges Frêche et ses remugles à connotation hitlérienne sur ces « sous-hommes » que seraient selon lui les Harkis, pourtant serviteurs doublement fidèles à la France dans son armée en Algérie et dans son économie en France métropolitaine. Je pense également à Hélène Carrère d’Encausse, secrétaire perpétuelle de l’un des temples du mérite républicain, l’Académie Française, auteure de borborygmes sur la polygamie africaine à l’origine selon elle du soulèvement périurbain de la France, à l’automne 2005. Je pense enfin à Alain Finkielkraut, grand théoricien de l’humour « noir » sur une France « risée de l’Europe avec son équipe de football Black, Black, Black ».
Que vous inspire à cet égard le discours prononcé le 26 juillet 2007 à l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar par le Président de la République française ?
Je trouve consternante la prestation de M. Sarkozy lors de la première tournée africaine de sa présidence, en juillet dernier. Et plus consternant encore le silence de la kyrielle des intellectuels qui participent de son aréopage. Et plus consternante enfin la satisfaction béate de sa plume, Henri Guaino, qui se propose de populariser la parole présidentielle par l’impression du pensum fondateur de « Sarkozy l’Africain »… Ce discours du Président Sarkozy renvoie à des stéréotypes coloniaux primaires et ses propos outranciers révèlent sa vision d’une « anthropologie raciste », selon l’admirable expression de Thomas Heams, maître de conférences en génétique à Paris (cf. à ce propos les pages Rebonds dans Libération du 2 Août 2007). Ainsi donc, l’Africain est figé dans la nostalgie. Ainsi donc, à l’instar des pédophiles, cela est « inné » chez lui, suggère le président. L’Africain, dit-il, « ne connaît que l’éternel recommencement du temps rythmé par la répétition sans fin des mêmes gestes et des mêmes paroles. Dans cet imaginaire où tout recommence toujours, il n’y a de place ni pour l’aventure humaine, ni pour l’idée de progrès… » C’est vrai qu’il y a de la répétition chez l’Africain. La première fois c’était à Verdun en 1916, la deuxième fois à Monte-Cassino en 1944. Mais il y a aussi de la répétition chez les Français eux-mêmes. Il s’agit d’une répétition dans l’ingratitude, marquée par les massacres de Sétif (Alger), Thiaroye (Sénégal) et Madagascar. Et cela ne relève pas de la répétition de ma part, mais de la réitération pour que cela soit définitivement ancré dans la conscience nationale française : la France est le seul pays au monde à avoir pratiqué une répression compulsive au sortir de la Deuxième Guerre mondiale à l’encontre de ses colonies, au moment où le Royaume-Uni accordait leur indépendance tant à l’Inde qu’au Pakistan…
M. Sarkozy soutient que la France n’est pas responsable ni de la corruption, ni de la dictature en Afrique. S’agit-il d’une méconnaissance de notre histoire nationale, ou plus simplement de mauvaise foi ? Le Président de la France semble ignorer l’existence de M. Jacques Foccart et des réseaux de la Françafrique. Il semble ignorer l’assassinat en 1958 à Genève de Felix Moumié, chef de l’opposition camerounaise. Il semble ignorer le supplice de Patrice Lumumba, Premier ministre charismatique du Congo indépendant, en 1961. Il semble ignorer le supplice de Mehdi Ben Barka, figure de proue de l’opposition marocaine et du Tiers-monde… Toutes ces personnalités ont été éliminées avec l’aide des réseaux gaullistes, l’ancêtre du parti de M. Sarkozy… La Belgique, elle, a reconnu depuis belle lurette sa responsabilité morale dans les dérives de son système colonial. Mais la France, pour sa part, persiste à louvoyer, quand bien même elle a été grandement bénéficiaire de son aventure coloniale, tant en termes économiques qu’en termes d’influence diplomatique dans le monde… Etre grand, c’est assumer ses propres actes, c’est s’assumer sans fioritures. Il est à craindre que la France ait encore des progrès à faire dans ce domaine.
Pensez-vous, à l’instar des militants de l’association Survie, par exemple, que le terme de « décolonisation » n’a aucune valeur concrète sur le terrain ?
Elf-Total au Gabon est le bras armé de la diplomatie souterraine française en Afrique, comme a tendu à le démontrer le procès fleuve des dérives de la firme pétrolière française. Bolloré en Côte d’Ivoire, 250 entreprises françaises au Sénégal, une dizaine de bases militaires disséminées en Afrique notamment à Djibouti, au Tchad ou en Côte d’Ivoire, encore, sans parler des amitiés très « particulières » des présidents africains avec leurs homologues français successifs… L’indépendance africaine est bel et bien une fiction. Cela dit, je trouve particulièrement incongru que des pays aussi démunis que les pays africains se soient appliqués durant des décennies à financer les partis politiques d’un pays riche, la France, qui de surcroît les a particulièrement exploité pendant des siècles. En vertu de quel principe autre que celui de la vénalité et de la veulerie ? En vertu de quel principe le groupe Bolloré – vacancier émérite du nouveau président français – disposait-il, jusqu’en juin 2007, du monopole des transactions de la filière café-cacao en Côte d’Ivoire ? En vertu de quel principe ce même groupe dispose-t-il toujours, aujourd’hui encore, de la maîtrise du secteur stratégique des transports (transport maritime et logistique, transport ferroviaire et concession du terminal à conteneurs de Vridi) ? En vertu de quel principe Bouygues (télécommunications) et les grandes banques françaises (Crédit Lyonnais, BNP et Société Générale) font-ils de même au Sénégal ? Cinquante ans après l’indépendance des pays africains, l’Afrique n’a-t-elle donc pas su susciter de cadres compétents ? Ce laxisme cache-t-il une forme de corruption rampante des élites des deux côtés de l‘Atlantique ? Quelles en sont les contreparties ? Des « charters de la honte » ? Le plus blâmable n’est peut-être pas celui que l’on croit dans cette affaire. Le plus blâmable, ce sont d’abord les dirigeants africains, ensuite les élites. Ce sont eux qui ont trahi et compromis le développement futur du continent.
Pourtant, dans son ouvrage La force qui nous manque paru en 2007 aux éditions Les Arènes, la juge Eva Joly écrit ceci : « Au Kenya, en Zambie, en Afrique du Sud, à Madagascar, en Algérie, en Angola, en Tanzanie ou au Nigeria, je ne rencontre aucune fatalité, mais un énorme et vieux mensonge : pour un dollar donné, les pays occidentaux en retirent deux de la terre africaine. » Est-ce un constat que vous avez pu vérifier sur le terrain ?
L’Afrique est le continent qui a connu la plus forte dépossession de l’histoire de l’humanité, et ce continent continue de servir de dépotoir de la planète et d’exutoire à ses maux. Le plus infâmant dans tout cela est que des présidents africains tels Mobutu (Zaïre), Houphouët-Boigny (Côte d’Ivoire), Omar Bongo (Gabon), Sassou Nguesso (Congo) aient saigné leur pays pour entretenir le train de vie des politiciens français, sans que ceux-ci ne leur soient d’aucun secours dans la difficulté. Mobutu, une fois destitué, s’est vu interdit de séjour et de soin en France. Il a dû errer longtemps avant de trouver refuge… au Maroc, pays qui abrite d’ailleurs sa sépulture. Affaire à méditer longtemps.
Dans le film Bamako d’Abderrahmane Sissako, Aminata Traoré a cette phrase : « L’Occident s’est créé et s’est infligé deux peurs : le terrorisme et l’immigration. » Nos sociétés occidentales en ont-elles seulement conscience, ou ont-elles délibérément opté pour la politique de l’autruche ?
Toute conscience se pose en s’opposant. L’Occident a constamment forgé des concepts pour assurer sa domination sur le reste du monde. Il en a été ainsi des théories du « res nullius » et du « fardeau de l’homme blanc », qui ont permis de justifier nombre de conquêtes coloniales. Cette société a constamment besoin d’un ennemi extérieur pour cimenter sa cohésion et perpétuer sa suprématie. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, par exemple, toute une littérature belliqueuse a développé la thématique du « péril rouge », autrement dit le communisme. Puis, avec l’implosion en 1989 de l’empire soviétique, la même littérature fleurit désormais à propos du « péril vert », c’est-à-dire l’Islam. Dans la stigmatisation, « le juif bolchévique » a cédé la place au « nazislamiste ». Notons que, toujours au sens de cette littérature, le « péril vert » n’est qu’un jalon intermédiaire. Il s’agit du prélude à la naissance du « péril jaune ». Celui-ci est constitué par la Chine et l’Inde, et il ne sera d’actualité que lorsque ces deux pays majeurs d’Asie auront parachevé leur phase de montée en puissance, c’est-à-dire vers l’an 2025. A cette date, il y a fort à parier que l’Occident aura perdu le monopole de la puissance et donc son rôle prescripteur. Il devra, par la force des choses, composer avec ces autres composantes de la planète… Dur métier pour celui qui a constamment imposé. Dur apprentissage de la diversité. Cette échéance inéluctable explique donc cette frénésie d’acquisition de gages territoriaux et énergétiques, que ce soit en Irak, en Afghanistan, au Darfour ou dans les Balkans. Ce faisant, l’Occident ne cherche rien d’autre qu’à aborder la prochaine étape en position de force.
Selon Djohar, co-auteure des textes du rappeur Rocé, « aujourd’hui, bien qu’on ait tout un discours contre le racisme, de fait aucune déconstruction n’a été menée à grande échelle. Et tous les mouvements ont tendance à focaliser sur la personne qui est l’objet de discrimination, pas sur la personne qui discrimine et sur le phénomène de la discrimination lui-même ». Pensez-vous que la tendance va en s’inversant ?
L’affirmation est un peu courte. Nicolas Bancel et Pascal Blanchard, dans leurs ouvrages Les zoos humains ou La fracture coloniale ont effectué un considérable travail de mise à nu de la réalité française. A un degré moindre, Du bougnoule au sauvageon, voyage dans l’imaginaire français et surtout Déconstruction des mythes fondateurs de la grandeur française, deux textes dont je suis l’auteur, ont précisément fait, comme de juste, ce travail de déconstruction. Le principal problème, aujourd’hui, c’est de porter tous ces travaux à la connaissance du plus grand nombre. Par ailleurs, les contributions du Mouvement des Indigènes de la République vont aussi en ce sens.
Le mardi 19 juin 2007 au journal de 18 heures sur France-Info, la journaliste évoqua l’entrée au gouvernement de Fadela Amara et de Rama Yade en ces termes : «deux femmes issues de l’immigration». Pourquoi leur appliquer ce qualificatif s’il ne s’applique pas aussi à l’actuel Président de la République, dont la famille fut peut-être, chronologiquement et historiquement parlant, française APRES les familles de ces deux femmes ? Pendant combien de générations encore, comme le disait le sociologue Abdelmalek Sayad, certains français seront-ils considérés comme étant « issus de l’immigration » ?
Longtemps. Très longtemps encore. La différence entre M. Nicolas Sarkozy, d’un côté, et Mmes Fadela Amara et Rama Yade, de l’autre, est qu’en France jamais le président, d’origine hongroise, ne sera suspecté d’« égorger des moutons dans sa baignoire », alors que cette suspicion pèsera toujours, peu ou prou, sur les personnes d’origine arabe ou africaine du fait même de cette origine et du fait même de la volonté de M. Sarkozy, responsable au premier chef de la généralisation de ce cliché démagogique à vocation électoraliste. Ce cliché va lui coller à la peau, longtemps après son départ du gouvernement, de la même manière que « le bruit et l’odeur » des immigrés ont durablement plombé son prédécesseur Jacques Chirac, obérant son discours humaniste… Par rapport à la séquence antérieure, la promotion de Rachida Dati, de Rama Yade et de Fadela Amara constitue un léger mieux par rapport à Tokia Saïfi, qui avait bénéficié d’un strapontin et d’une aide parcimonieuse dans le premier gouvernement de Jean Pierre Raffarin en 2002. De par son extrême discrétion, la modicité de sa fonction et le peu de considération accordée à son département, elle eut droit au titre de « premier titulaire évanescent du ministère du développement durable ». Le second titulaire évanescent de ce poste aura été Alain Juppé, sous la présidence Sarkozy, en juin 2007 avec une durée de vie de trois semaines. Il est heureux que les représentants des grands corps de l’Etat fassent à leur tour l’apprentissage de la précarité, eux qui veulent tant l’infliger aux catégories défavorisées de la société. Ils y gagneront en modestie et en humanité.
S’agissant de Rama Yade…
Rama Yade sera particulièrement sous observation. Devra-t-elle limiter sa défense des Droits de l’homme aux seules instances internationales et donc ne disposer d’aucun droit de regard sur les violations des Droits de l’Homme en France ? Si tel devrait être la cas, elle risque de servir d’alibi pour la bonne conscience chronique de la mauvaise conscience du pouvoir français. Ce gouvernement multicolore apparaîtra rétrospectivement comme un conglomérat de personnalités bariolées sans grande expérience, sans véritable stature politique, comme un gadget médiatique, un assortiment pour plateaux de télévision. Qu’elle garde à l’esprit la malheureuse expérience de son prestigieux aîné : le général Colin Powel, ancien chef d’état major interarmées des Etats-Unis, premier secrétaire d’Etat afro-américain de l’Histoire, qui s’est couvert de ridicule avec son éprouvette remplie de poudre de perlimpinpin brandie devant le Conseil de sécurité de l’ONU pour justifier l’invasion américaine de l’Irak. Il est à espérer que Rama Yade ne sera pas la nouvelle « Uncle Ben’s » à la sauce française… Cela étant dit, il est à espérer aussi que ces nouvelles promues ne se révèlent pas être un gadget exotique visant à masquer une xénophobie d’Etat, comme en témoignent les rodomontades du nouveau président français et la création d’un Ministère de l’Identité nationale et de l’Intégration. Relevons au passage que Fadela Amara, qui rejetait haut et fort toute sujétion à la tête de son mouvement Ni putes, ni soumises, s’est révélée être très soumise aux sirènes du pouvoir de droite. Il est des faiblesses coupables voire mortelles. Pour la crédibilité de nos engagements, gardons présent à l’esprit l’impérieuse nécessité de donner toujours l’exemple d’une « éthique de conviction ». L’exact contraire, en somme, de l’opportunisme d’occasion.
C’est un peu le processus que vous dénonciez en 2002 dans Du bougnoule au sauvageon…
Effectivement. Au-delà de l’actualité immédiate, force est de constater que cinq siècles de colonisation intensive à travers le monde n’ont pas encore banalisé la présence des « basanés » sur le sol français. Idem pour les treize siècles de présence continue, matérialisés par cinq vagues d’immigration, qui n’ont toujours pas conféré à l’Islam le statut de religion autochtone en France – pays où le débat, depuis un demi-siècle, porte sur la compatibilité de l’Islam et de la République, comme pour conjurer l’idée d’une agrégation inéluctable aux peuples de France de ce groupement ethnico-identitaire, le premier d’une telle importance sédimenté hors de la sphère européocentriste et judéo-chrétienne… Réelles et fondées sont les interrogations. Mais, par leur déclinaison répétitive – Islam et modernité, Islam et laïcité, etc., les variations sur ce thème paraissent surtout renvoyer au vieux débat colonial sur l’assimilation des indigènes. Comme pour démontrer le caractère inassimilable de l’Islam dans l’imaginaire français. Comme pour masquer les antiques phobies chauvines françaises. Malgré le brassage survenu en Afrique du Nord et les copulations ancillaires de l’outremer colonial. Malgré le mixage démographique dans le sud de la France depuis la conquête de la Septimanie en 719 et le peuplement des Pyrénées par les 150 000 Morisques fuyant l’inquisition espagnole en 1610. Malgré les vagues successives des réfugiés du 20e siècle d’Europe, d’Afrique, d’Indochine, du Moyen-Orient et d’ailleurs… Au delà des joutes spéculatives, à savoir si « l’Islam est soluble dans la République ou, à l’inverse, si la République est soluble dans l’Islam », la réalité s’est elle-même chargée de répondre au principal défi interculturel de la société française au 21e siècle. Soluble ou pas, hors de toute supputation, l’Islam est désormais bien présent dans la République d’une manière durable et substantielle, de même que la démographie française relève d’une structuration interraciale et sa population d’une configuration chromatique.
Que penser du fait que l’intitulé du secrétariat d’Etat échu à Rama Yade joigne « Affaires étrangères » et « Droits de l’homme » ?
«Secrétaire d’Etat aux Affaires étrangères chargée des Droits de l’homme », c’est un borborygme. Les Droits de l’homme sont en principe universels, sauf à considérer que la France ne commet pour sa part aucune violation des Droits de l’homme. L’intitulé des fonctions de Mme Rama Yade-Zimet signifie sa mise à l’écart des violations françaises qui interviendraient sur le sol national (charters de la honte, sans-papiers, etc.). Il lui sera donc loisible de dénoncer tous les pays du monde, sauf le sien. Voila en clair l’intitulé de sa mission.
Autre « lapsus » : le vendredi 20 avril 2007, dans le journal de 7h30 de France Inter, la journaliste Agnès Bonfillon annonçait des dégradations survenues la veille au cimetière de Notre-Dame-de-Lorette, situé près d’Arras dans le Pas-de-Calais. Mais, rassura-t-elle l’auditeur, « seules des tombes du carré musulman ont été profanées »… Quelques semaines plus tôt, pourtant, la même journaliste ouvrait son journal avec les mots de « douleur », « horreur » et « consternation » à propos de la profanation de tombes juives dans un autre cimetière. En quoi cette différence de ton va-t-elle dans le sens de ce que vous écrivez en page 69 de l’ouvrage Du bougnoule au sauvageon : «Par un faux effet d’optique [la France] se donnera l’illusion de venger ses avatars d’Algérie et, par un philosémitisme actif, l’illusion de sa Rédemption, substituant une arabophobie à une judéophobie, en somme une injustice par une autre injustice, feignant par là même d’ignorer que l’injustice ne se combat pas par une autre injustice » ?
«Les murmures de Yad Vashem», qui dictent selon ses propres dires la conduite du nouveau président français, ne sauraient occulter les râles des suppliciés de Sétif (Algérie) et de Thiaroye (Sénégal), pas plus que la longue complainte contemporaine du peuple palestinien. Les camps de concentration hitlérien ont abouti à la liquidation d’êtres humains du fait de leur origine ethnico-religieuse, de la même manière que l’esclavage et les zoos humains ont provoqué l’anéantissement mental et physique d’êtres humains, transformés en cadavres vivants du seul fait de leur origine ethnico-religieuse. Les deux actes sont hautement condamnables. Les deux doivent être condamnés et induire la même réparation. Il ne saurait y avoir une concurrence mémorielle. Cela relève de la dignité de l’espèce humaine et, à ce titre, cela est moralement non négociable.
En page 122 de Du bougnoule…, vous qualifiez la France de « patrie de la mémoire courte ». Le discours du 6 mai 2007 du nouveau Président de la République énonçait ceci : « Je veux en finir avec la repentance qui est une forme de haine de soi, et la concurrence des mémoires qui nourrit la haine des autres. » Que cela augure-t-il pour la suite selon vous ?
S’il est vrai que la repentance est « une forme de haine de soi » et que « la concurrence des mémoires nourrit la haine des autres », il aurait été plus judicieux alors de ne pas se livrer à la repentance initiale. Il est en effet malsain de privilégier une repentance au détriment d’autres. La haine des autres se nourrit de la discrimination que l’on institue dans le traitement des diverses composantes de la mémoire meurtrie de la France. La question pourrait se révéler sacrilège, mais posons-la toutefois pour la clarification du débat : si les Juifs exterminés dans les camps hitlériens n’avaient pas été des ressortissants d’Europe – autrement dit : si les Juifs relevaient d’une population issue de l’Afrique noire, de l’Amérique latine, du monde arabe, ou d’Asie –, auraient-ils bénéficié de la même sollicitude dans la reconnaissance du génocide dont ils ont été victimes ? L’extermination des Juifs, il est important de le rappeler, s’est produite sur le continent européen, incarnation à l’époque de la civilisation. Plus précisément, cette extermination a même été le fait de deux pays, l’Allemagne et la France, qui représentaient alors l’apogée de la civilisation, à tout le moins au regard des peuples de ce continent. La repentance concerne donc au premier chef ces deux pays… De la même manière, l’esclavage et la déportation massive des Africains ont été aussi principalement le fait de l’Europe. Là aussi, la repentance concerne au premier chef les pays qui s’y sont livrés, à savoir principalement la France, le Royaume-Uni, l’Espagne et le Portugal… Il est à cet égard singulier d’observer que, dans ces deux cas de figure, la France est impliquée. Le problème devait donc être posé en ces termes, sans faux-fuyant. Le débat aurait gagné en sérénité. Esther Benbassa, intellectuelle française qui ne saurait être suspectée d’antisémitisme, préconise d’ailleurs la reconnaissance de tous les génocides.
Concernant le traitement des « pages noires », vous dites : « Les deux [shoah et massacres coloniaux] doivent être condamnés et induire la même réparation » : pouvez-vous préciser ce que vous entendez par « réparation » ? Par ailleurs, vous dites qu’ « [Esther Benbassa] préconise d’ailleurs la reconnaissance de tous les génocides » : vous employez ici le terme de « reconnaissance ». Que préconiser ? Réparation ou reconnaissance ? Et quelle doit être la forme de cette reconnaissance ?
Il ne saurait y avoir de discrimination dans la souffrance. Le génocide juif est une aberration de l’esprit, condamnable de la manière la plus absolue. Il était juste et sain que les pays concernés reconnaissent leur responsabilité. La traite des Noirs et l’esclavage se sont déroulés sur plusieurs siècles. Ils sont expliqués rétrospectivement comme un fait de civilisation à une époque donnée, une curiosité historique en somme. L’esclavage est aussi une abomination. Il doit être condamné comme tel, au même titre que les autres formes d’extermination.
Vous dîtes : « Il aurait été plus judicieux alors de ne pas se livrer à la repentance initiale. Il est en effet malsain de privilégier une repentance au détriment d’autres ». Pour notre part, nous sommes convaincus qu’il faut sortir du vocabulaire de la « repentance », que vous reprenez ici à votre compte. D’une part, aucun groupe (associatif, politique, etc.) sérieux et qui dispose d’une tribune ne réclame à notre connaissance de « repentance ». C’est au contraire un terme utilisé par les pseudo-historiens, philosophes et hommes politiques réactionnaires pour disqualifier tout besoin de reconnaissance exprimé par les descendants d’esclaves et de colonisés (dont les revendications liées au passé sont en fait profondément ancrées dans leur situation présente). D’autre part, vous parlez de « repentance initiale », alors que s’agissant du rôle de l’Etat français dans la déportation et donc dans l’extermination des juifs, il s’est agi justement de reconnaissance (de responsabilité) et nullement de repentance (que personne ne réclame)…
J’ai sciemment utilisé les expressions en vogue au sein de l’élite, notamment le nouveau Président de la République. Je préfère pour ma part, dans la mesure ou la France est un pays adulte, qu’elle assume sa propre histoire avec ses faits glorieux et ses méfaits. La réaction a été trop vive car le pouvoir français dans ses discours, son enseignement a toujours cherché à magnifier son action, tout en taisant ses actions hideuses et en se permettant de faire la morale au reste de l’Humanité ! C’est ce décalage entre sa posture moralisatrice et son bilan par moments sujet à caution qui fait problème. D’autre part, la France ne peut pas être, pendant une quinzaine d’années, le théâtre d’un débat public à portée pédagogique sur son comportement durant la Seconde Guerre mondiale, multiplier les gestes à l’égard de la fraction de la population française de culture ou de religion juive, et d‘un autre côté réduire à sa portion congrue, le débat sur la colonisation, qui a tout de même duré cinq siècles avec son cortège d’abus, d’horreurs et de dépersonnalisation, le tout couronné par une « loi sur le rôle positif de la colonisation »… Il y a quelque chose qui ne tourne pas rond dans ce pays.
Pensez-vous qu’il s’agit d’une des raisons pour lesquelles la disparition, le 9 juin 2007, du cinéaste sénégalais Sembène Ousmane, auteur notamment de Camp de Thiaroye en 1987 – film toujours inédit sur les écrans français à ce jour en dépit ou à cause d’une puissance thématique très polémique – n’a quasiment pas été saluée par la presse française ?
Le film Camp de Thiaroye n’est pas du tout polémique. Il est surtout révélateur, dans toute leur ampleur, des turpitudes françaises lors de la Deuxième Guerre mondiale. Pour cette raison, il reste sans « exposition » sur les écrans français. Ce comportement est en lui-même révélateur de l’exception française. Sa projection aurait eu une valeur pédagogique et thérapeutique… Saluer comme l’a fait le Président de la République la mémoire de Guy Môquet, ce jeune communiste français fusillé durant la Deuxième Guerre mondiale par les Allemands, est un acte de justice. Mais cela aurait été pédagogiquement exemplaire si cet hommage s’était accompagné de la condamnation des bourreaux, c’est-à-dire cette police française zélée qui a livré à la mort un compatriote, au seul prétexte qu’il était un patriote français. C’était en cela que le supplice de Guy Môquet eut été exemplaire des dérives infâmantes et odieuses de l’appareil étatique. Cette même police a aussi été maître d’œuvre de la rafle du Vel’ d’Hiv et n’a jamais été condamnée pour cela. Une prophylaxie sociale aurait commandé d’exalter la lumière de la France, sans négliger de stigmatiser sa part d’ombre. Mais vous voyez Nicolas Sarkozy condamner la police, le socle de son pouvoir sécuritaire ?
Page 112 de Du bougnoule au sauvageon, vous situez à la date de 1990, c’est-à-dire l’année de la crise puis de la première guerre du Golfe, la « césure entre la communauté musulmane et l’opinion française à propos de l’engagement français au sein de la coalition internationale contre l’Irak ». Une deuxième guerre du Golfe a éclaté depuis. Au-delà du fait que votre phrase induit le fait que la communauté musulmane et la communauté française forment deux entités séparées – en 2002, les esprits étaient peut-être moins à cheval sur ces questions qu’en 2007 ! pensez-vous qu’il soit envisageable dans les années qui viennent de revenir à une société française sur le modèle d’avant 1990 ?
Il y a toujours eu une césure entre la communauté musulmane et l’opinion française. Aux ratonnades du temps de la guerre d’Algérie ont succédé la réclusion des Harkis, pourtant loyaux à la France, puis les fanfaronnades « musculatoires » qui ont émaillé et continuent d’émailler le langage populaire français durant la période d’indépendance des pays arabes : « Faire suer le burnous », « Les idées mais pas du pétrole », etc. Mais depuis 1990 et l’arrivée à maturité de la troisième génération issue de l’immigration – quel borborygme ! –, l’opinion française a pris conscience d’un fait majeur : la présence durable sur le sol français de la présence des « basanés » et de la « souillure » qu’ils allaient infliger à la blancheur immaculée de la démographie nationale. Une crainte déjà exprimée, par anticipation, par l’un des plus célèbres journalistes français, face à l’afflux d’Italiens en France : « Déjà un surcroît d’émigrants latins risque d’aggraver une rupture déjà sensible dans la structure humaine du pays. Ce sont donc des Nordiques qu’il nous faut », prophétisait en effet Jacques Fauvet, futur Directeur du journal Le Monde, longtemps avant « l’excroissance » arabo-africaine. Mais voilà, les choses ne sont pas aussi simples : les Français s’opposeront aussi au plombier polonais, pourtant un blond de première qualité, lors du débat sur la ratification du traité constitutionnel européen, le 29 mai 2005. Que penser de ce micmac intellectuel ? Réflexe phobique ou éternelle insatisfaction ? Le mental français baigne dans la complexité et le débat public dans l’hypocrisie. Personne ne se formalise dans ce pays qu’un citoyen français servant dans l’armée israélienne – le caporal Gilad Shalit –, en opération de guerre contre un peuple ami de la France (les Palestiniens), réclame la protection diplomatique de la France. Ou bien qu’un réserviste de l’armée israélienne brigue le suffrage des Français en sa qualité de conseiller du ministre de l’Intérieur… Simple hypothèse d’école : imaginons, du temps de l’idylle franco-irakienne, qu’un franco-irakien se soit enrôlé dans l’armée irakienne et combatte l’invasion américaine de l’Irak. N’apparaîtra-t-il pas immanquablement comme « suspect » voire comme un « terroriste » ? En tout cas jamais il n’apparaîtra comme un patriote… Dans la même logique, l’accusation d’antisémitisme est aujourd’hui une arme de destruction massive. Elle est destinée à dissuader toute critique de la politique israélienne. L’étranger l’est toujours dans le regard de l’autre. Il le restera jusqu’à ce que la France ait besoin de lui. Voyez Yannick Noah, joueur camerounais de tennis, puis compétiteur franco-camerounais du circuit mondial, finalement vainqueur français du tournoi de Roland-Garros. Idem pour Zinedine Zidane et l’équipe multicolore victorieuse du Mondial 1998.
Comment la France est-elle perçue aujourd’hui de l’autre côté de la Méditerranée, notamment dans les régions où vous avez travaillé, par les pouvoirs en place ainsi que par les populations ?
La France est une aubaine pour les dirigeants en place, discrédités et ultra-minoritaires. La « lutte contre le terrorisme » est leur meilleur certificat de survie. Pour les populations, les choses vont tout autrement. La France pose problème. Il ne s’agit pas uniquement du terrorisme, pas uniquement du « fascislamisme ». Il s’agit aussi, et dans les mêmes proportions, de l’arrogance occidentale et du mépris des droits vitaux des peuples du Tiers-monde. « La France fait partie du problème et non de la solution des problèmes du Monde arabe », avait magistralement résumé le journaliste libanais Joseph Samaha au lendemain de la Guerre d’Israël au Liban en juillet 2006, déplorant la partialité française et son alignement inconditionnel sur les Etats-Unis et sur les positions de l’hôte libanais du président français. Comment peut-on concevoir, sans trouble de conscience, qu’un dirigeant d’un des pays les plus riches et les plus puissants de la planète, Jacques Chirac, soit l’hôte permanent de la famille d’un dirigeant d’un pays sinistré par la guerre, de surcroît assassiné du fait de sa propre politique ? Il existe une limite à l’amitié et à l’indécence… De même, la France convoque d’urgence une conférence sur le Darfour pour forcer un « couloir humanitaire », mais se voile la face dès qu’il s’agit de la Palestine. Saviez-vous qu’il y a des Casques bleus sur tous les points chauds du globe, sauf en Palestine ? Le président George Bush s’impatiente à propos du Kosovo, qu’il veut propulser vers l’indépendance avant fin 2007, estimant que dix ans d’atermoiements étaient insupportables, alors que la Palestine se débat contre l’hypocrisie occidentale depuis cinquante ans. La duplicité du discours occidental est une des sources majeures de tension dans le monde. Elle est génératrice de violence.
Depuis quelques années et singulièrement depuis le 1er décembre 2003, il y a en France une personnalité qui déclenche les passions : Dieudonné. Lors d’une conférence donnée à Lyon le 12 avril 2007, vous déclariez avoir compris sa démarche jusqu’à sa poignée de main avec Jean-Marie Le Pen. A l’époque, François Bayrou avait commenté la rencontre entre ces deux hommes par la phrase suivante : « C’est peut-être leur antisémitisme qui les rapproche » (émission A vous de juger, France 2, 16 novembre 2007). Pourtant, l’explication de Dieudonné tenait en une phrase : « On ne fait la paix qu’avec ses ennemis », et il s’était dans le même temps rendu au QG d’autres candidats – mais l’information n’avait pas été relayée dans les mêmes proportions… Quelques mois plus tard, le même François Bayrou axait sa campagne présidentielle sur une volonté de « faire travailler ensemble des personnalités de droite et de gauche ». Une fois élu à la présidence, Nicolas Sarkozy s’est à son tour empressé de reprendre le credo de François Bayrou – credo qu’il avait pourtant combattu de toutes ses forces au cours de la campagne, affirmant qu’il n’était « pas sérieux de vouloir faire travailler ensemble des personnalités de bords opposés » – recrutant à tour de bras dans les rangs de « l’opposition ». Mieux : le 20 juin 2007, le Président Sarkozy invitait Jean-Marie Le Pen à l’Elysée et la presse saluait cette fois un « geste d’ouverture inédit »… Question : ce qui pose problème ici, sont-ce des mots, des faits et des gestes, ou est-ce la façon dont ceux-ci sont rapportés ?
Il importe de ne pas banaliser l’infâme, mais d’établir une claire démarcation entre compromis et compromission. Faire travailler gauche et droite dans l’espace démocratique est une chose, dédouaner un personnage qui a érigé la xénophobie comme principe de vie et programme de gouvernement en est une autre. Nicolas Sarkozy a phagocyté la thématique de l’idéologie du Front national, la vidant de sa substance et siphonnant du même coup l’électorat lepéniste. En recevant Jean-Marie Le Pen à l’Elysée, c’est en tant que vainqueur qu’il reçoit un vaincu sur son propre terrain. Un grand seigneur qui couvre de sa sollicitude son vassal idéologique défait, puisque Nicolas Sarkozy ratisse non seulement les lepénistes, mais largement au-delà… La visite de Dieudonné à la Fête du Front national, elle, avait l’allure d’un voyage à Canossa. Un acte gratuit d’autant plus inexplicable que ce geste fort émanait de l’un des porte-drapeaux les plus audacieux de la contestation du racisme institutionnel français – dont Le Pen n’est finalement que le plus tonitruant représentant –, et qu’il ne s’est pourtant accompagné d’aucune remise en cause de la doctrine lepéniste, d’aucun regret pour ses excès de langage ou pour son comportement – guerre d’Algérie, noyade de l’étudiant marocain Brahim Bouarram dans la Seine le 1er Mai 1995, etc. La crédibilité suppose une intransigeance sur les principes intangibles. Le laxisme idéologique entretient la confusion mentale et justifie a posteriori tout le débauchage politique dont la vie française a offert le spectacle depuis la campagne présidentielle 2007 et l’arrivée au pouvoir de Nicolas Sarkozy. Il y a des mutations qui retentissent comme des désertions. A défaut, la lutte des classes cède le pas à la lutte des places et cette dérive dévalorise le combat politique… Ce qui fait problème avec Dieudonné c’est la main tendue à Jean-Marie Le Pen. Ses mots relevaient de l’humour grinçant mais néanmoins salutaire pour autant qu’ils secouaient de leur léthargie mentale le landerneau politico-médiatique. La visite à Le Pen, dans son fief, a absous totalement le chef du Front national et relancé le chauvinisme récurent de la société française. Je n’aurais rien eu à redire si Dieudonné s’était adressé aux électeurs du Front national. Dieudonné, à tort ou à raison, était perçu comme un symbole. Et il n’est pas sain que les symboles soient galvaudés par des gestes inconsidérés.
Néanmoins, parmi les multiples questions dérangeantes qu’il a contribué à mettre sur la table ces dernières années, Dieudonné a formulé celle-ci : pourquoi le concept d’« immigration choisie » s’applique-t-il seulement aux personnes et non aux matières premières ?… Y’a-t-il selon vous une méconnaissance de ces enjeux-là par le grand public ?
Dans l’esprit des Occidentaux, l’Afrique est un champ expérimental privilégié. C’est en Afrique que se testent les médicaments – voir à ce propos l’admirable film La constance du jardinier. L’Afrique détruit quotidiennement sa faune et sa flore pour nourrir quotidiennement les Européens de poissons frais (voir à ce propos le non moins admirable film Le cauchemar de Darwin et les ravages de la perche du Nil sur l’écologie du bassin du lac Victoria). C’est l’Afrique aussi – mais pas uniquement – qui fait office de dépotoir des déchets toxiques (voir à ce propos le scandale du cargo panaméen à Abidjan)… L’Afrique est le continent de l’immigration choisie et des sinistres écologiques ciblés. L’Afrique est ce continent dont le patrimoine artistique est pillé pour l’édification de grands musées à la gloire de la culture universelle (musée du Quai Branly en France), mais dont les ressortissants sont renvoyés chez eux en guise de déchets de l’humanité… Au titre de la contribution à une morale universelle de comportement, l’Afrique en particulier, le Tiers-monde en général, ont pourtant offert à l’humanité au 20e siècle, Nelson Mandela et le Mahatma Ghandi, l’apôtre de la non-violence, en contrechamp des prestations occidentales en ce domaine durant la même période : Hitler, Mussolini et Staline. Comprenne qui pourra.
III – Deux poids des mots, deux mesures
Sommes-nous entrés dans une ère de guerre sémantique, selon vous ?
Vous savez, de la même manière que les empreintes digitales, le code génétique ou les mesures anthropométriques sont des marqueurs biologiques et physiques, le langage est un marqueur d’identité culturelle. L’accent, l’usage des termes, le ton révèlent l’identité culturelle de l’être. Sous une apparence trompeuse – emploi de termes généraux, lisses et impersonnels -, le langage est en réalité codifié et pacifié. Il devient alors un redoutable instrument de sélection et de discrimination.
Par exemple ?
Par exemple un « plan social ». Ce terme renvoie à une réalité immatérielle. Il est beaucoup moins douloureux à l’oreille que celui de licenciement massif, et pourtant il signifie la même chose. C’est pareil avec les termes d’ « externalisation » et de « sous-traitance », qui renvoient à des opérateurs fonctionnant en dehors des normes de la législation sociale. Même chose avec « délocalisation », qui consiste en réalité à optimiser le rendement en exploitant la main d’œuvre bon marché et surexploitée de pays pauvres et souvent dictatoriaux, sans la moindre protection sociale. Que dire enfin du terme « privatisation », si ce n’est qu’il s’agit d’opérations de transfert d’entreprises du service public, souvent renflouées par les deniers publics – c’est-à-dire ceux du contribuable -, à des capitalistes.
Et au niveau du discours politique ?
Même au niveau du discours politique le langage est aseptisé. L’ancien Premier ministre socialiste Pierre Mauroy avait reproché à Lionel Jospin, candidat socialiste aux élections présidentielles de 2002, d’avoir gommé dans son discours le terme de «travailleurs». De même, dans le langage convenu, le terme pudique de « gens de condition modeste » est souvent préféré à celui plus parlant de « pauvres ». Idem pour le tandem «exclus» et «exploités», ou encore «classes» – qui sous-entend l’idée de lutte – et «couches sociales»: les couches suggèrent ici l’idée de couches de peinture… Le langage est toujours connoté.
Eric Hazan évoquait cela dans un ouvrage paru en 2006 aux éditions Raisons d’agir, intitulé LQR, la propagande au quotidien…
Tout à fait. Le seul langage licite est aujourd’hui la LQR ou Lingua quintae respublicae. C’est le langage en vogue sous la Ve République française, celui qui est homologué, estampillé. Gare à celui qui recourt à un autre vocabulaire ! Il sera aussitôt mis à l’index, « ringard », « tricard », etc.
Comment définiriez-vous ces mécanismes linguistiques ?
Ici, la langue substitue aux mots de l’émancipation et de la subversion ceux de la conformité et de la soumission. Vous voulez parler de précarité ? Employez plutôt le mot de « flexibilité », plus en phase avec un pays qui a érigé la rente de situation en privilège à vie, notamment au sein de la haute fonction publique. Les énarques ont ainsi une rente de situation à vie; le problème, c’est que quiconque ose relever cette incongruité fait aussitôt « le lit du populisme ».
Qu’en est-il au niveau diplomatique ?
Les mêmes mécanismes sont à l’œuvre. Par exemple, faut-il parler du « problème » du Moyen-Orient ou de la « question » du Moyen-Orient ? S’il s’agit d’un problème, la réponse est unique. Le « problème » ouvre en effet la voie à des experts qui doivent techniquement apporter la « solution ». Mais s’il s’agit d’une « question » ? L’issue est tout de suite beaucoup plus floue. Une « question » suggère des « réponses » multiples. Elle n’appelle donc pas de solution unique et immédiate. C’est tout l’enjeu du choix des termes. Selon que vous utilisez un terme ou l’autre, vous serez classé « moderne » et « dynamique », ou « ringard ».
Des exemples dans l’actualité de ces dernières années ?
L’exemple qui me vient en tête est celui-ci: le 28 août 2004, le Figaro titre en manchette « L’aveu du président Bush ». De quel aveu s’agit-il, à propos de quoi ? Il y a une dizaine d’années, un journal charitable aurait titré: « Le président Bush admet son échec dans ses prévision pour l’Irak ». Aujourd’hui, si par malheur vous titrez la stricte vérité, c’est-à-dire « Bush, le grand perdant de la guerre d’Irak », vous serez aussitôt accusé d’« anti-américanisme primaire ».
A quoi cette retenue dans le choix des termes est-elle due ?
Cette « novlangue » résulte à mon sens de la présence de plus en plus manifeste de décideurs – économistes et publicitaires – dans le circuit de la communication. Leur rôle est d’assurer une installation en douceur de la pensée néo-libérale. Comment ? Par une ligne directrice très simple : la guerre médiatique est autant psychologique que sémantique. Elle vise à soumettre l’auditeur-récepteur à la propre dialectique de l’émetteur – en l’occurrence la puissance émettrice – en lui imposant son propre vocabulaire et, au delà, sa propre conception du monde… Au fond, si la diffusion hertzienne est la moins polluante des armes sur le plan de l’écologie, elle est en revanche la plus corrosive sur le plan de l’esprit. Son effet se situe à long terme. Le phénomène d’interférence opère un lent conditionnement pour finir par subvertir et façonner tant le mode de vie que l’imaginaire créatif de la collectivité humaine ciblée. Nulle trace d’un dégât immédiat ou d’un dommage collatéral. Point besoin d’une frappe chirurgicale ou d’un choc frontal. Dans la guerre des ondes règne le domaine de l’imperceptible, de l’insidieux, du captieux et du subliminal. Qui se souvient encore de « Tal Ar-Rabih » (La colline du printemps) ? Près d’un siècle d’émissions radiophoniques successives et répétitives a dissipé ce nom mélodieux, synonyme de douceur de vivre, pour lui substituer dans la mémoire collective une réalité nouvelle. « Tal Ar-Rabih » est désormais mondialement connu, y compris au sein des nouvelles générations arabes, par sa nouvelle désignation hébraïque : « Tel-Aviv », la grande métropole israélienne… Le travail de sape est permanent et le combat inégal.
D’autres exemples ?
Il en est de même des expressions connotées. L’extermination d’une population en raison de ses origines s’appelle en français un « génocide ». Nous parlons du « génocide » arménien en Turquie ou du génocide des Tutsis au Rwanda. En revanche, préférer au terme « génocide » l’expression hébraïque du terme biblique de « Shoah », qui signifie « holocauste », signe du même coup votre appartenance au camp philosioniste. Israël n’a jamais reconnu le caractère de « génocide » aux massacres des Arméniens en Turquie au début du 20e siècle. Pourquoi ? Sans doute pour marquer le caractère unique des persécutions dont les Juifs ont été victimes en Europe, d’abord en Russie avec les pogroms de la fin du 19e siècle, puis en Allemagne et en France durant la Seconde Guerre mondiale…
Attendez… Le terme « Shoah », qui signifie « catastrophe », s’il est parfois utilisé avec une volonté sacralisante et religieuse visant notamment à interdire toute comparaison historique, n’est tout de même pas un terme « sioniste ». En quoi son utilisation, au même titre que celle de tout autre terme spécifique qui viserait à qualifier un événement singulier, placerait ses utilisateurs dans un « camp » ? N’est-il vraiment pas possible d’utiliser sereinement ce genre de termes ?
Le langage n’est pas innocent. C’est un révélateur. Lorsque vous dites « Jérusalem » pour signifier « Israël », vous souscrivez consciemment ou non à l’annexion israélienne – au mépris du Droit international – du secteur arabe de la ville sainte. En revanche si vous dites « Tel-Aviv » pour désigner Israël, c’est en langage diplomatique une façon de refuser les faits accomplis. L’extermination de juifs durant la Seconde Guerre mondiale est un « génocide » au sens littéral du terme. Quand vous utilisez le terme « Shoah », vous induisez une volonté sacralisante et religieuse visant à interdire toute comparaison historique. Ce génocide a été une abomination mais il n’est pas le seul ni le premier génocide de l’Histoire, ne serait-ce qu’au 20e siècle avec le génocide turc – un génocide que les Israéliens se refusent d’ailleurs à admettre comme tel.
Qu’en est-il du distinguo « antisémitisme » et « racisme » ?
C’est la même logique. Les Arabes comme les Juifs sont des sémites, or l’antisémitisme ne semble concerner que les Juifs, alors que le mot racisme semble englober tous les autres, c’est-à-dire les Arabes, les Noirs, les Musulmans, les Asiatiques, etc. Le Président Jacques Chirac lui-même, en fustigeant dans son discours d’adieu du 27 mars 2007 « l’antisémitisme et le racisme », a consacré ce racisme institutionnel dans l’ordre subliminal.
C’est-à-dire ?
C’est-à-dire que si le Président de la République avait vraiment eu la volonté de ne pas opérer de distinction, il l’aurait dit clairement en fustigeant toute forme de racisme quelle qu’elle soit, sans différence de vocabulaire eu égard à la culture ou à la foi des personnes discriminées.
Y’a-t-il vraiment volonté de hiérarchiser les racismes dès lors qu’il est fait usage du terme « antisémitisme » ? Si le terme « sémite » renvoie effectivement à un ensemble de peuples, le terme « antisémitisme », lui, a toujours renvoyé exclusivement au racisme antijuif, et ce par un aléa de l’histoire du vocabulaire au 19e siècle. Selon certaines sources, le terme « antisémitisme » semble d’ailleurs historiquement antérieur au terme « racisme ». Du coup, si les différentes formes de racisme ont des points communs forts, il n’en demeure pas moins qu’il y a des spécificités, notamment celle de l’antisémitisme en contexte européen…
Effectivement, le terme « antisémitisme » a toujours renvoyé exclusivement au racisme anti-juif en ce sens qu’il concernait un type de racisme bien précis: celui exercé par les pays occidentaux à l’encontre de cette composante spécifique de la sphère culturelle et religieuse occidentale. De son côté, le racisme anti-arabe ou anti-noir, lui, ne pouvait être dénoncé de la même manière. Pourquoi ? Parce qu’il relevait de ce que d’aucuns ont appelé « le fardeau de l’homme blanc », c’est-à-dire le tribut que les peuples arabes ou africains devaient payer pour accéder, de gré ou de force, à la civilisation. Même un personnage aussi considérable que Léon Blum a réussi à justifier l’usage de la force pour faire accéder les Arabes à la civilisation ! Combien d’intellectuels se sont élevés contre tendance ? Très peu… Que dire alors du racisme anti-noir ? Voyez le traitement réservé en son temps à la Vénus Hottentote, que de grands scientifiques français ont eux-mêmes cautionné. Que dire des zoos humains, des exhibitions de Noirs en spectacle, si ce n’est que tout cela n’avait qu’une seule finalité : ancrer dans l’imaginaire des peuples – français mais aussi africains – l’évidence d’une infériorité des Noirs par rapport aux Blancs.
Comment cela se traduit-il aujourd’hui ?
Vous savez, jusqu’à ce jour, les pays occidentaux en général et les Etats-Unis en particulier ont exercé le monopole du récit médiatique. Il s’agit d’un monopole particulièrement propice aux manipulations de l’esprit. Ce monopole s’est toutefois brisé à deux reprises avec fracas, avec des conséquences très dommageables pour la politique occidentale. La première fois, c’était en 1978-79 en Iran, à l’occasion de la « Révolution des cassettes » – du nom de ces sermons de l’imam Ruhollah Khomeiny enregistrés sur bandes magnétiques du temps de son exil en France et commercialisées depuis l’Allemagne pour soulever la population iranienne contre le Shah d’Iran… La deuxième fois c’était en 1986 à l’occasion de l’Irangate, ce scandale des ventes d’armes américaines à l’Iran pour le financement de la subversion contre le Nicaragua, qui a éclaté au grand jour par suite d’une fuite dans un quotidien de Beyrouth As-Shirah, mettant sérieusement à mal l’administration républicaine du président Ronald Reagan… Hormis ces deux cas, donc, les Etats-Unis auront constamment cherché à rendre leurs ennemis inaudibles, au besoin en les discréditant. Comment ? En se basant sur de puissants relais locaux ou internationaux. Tout en amplifiant leur offensive médiatique, ces relais noient les auditeurs sous un flot d’informations, aboutissant sciemment à une « désinformation par perte de repères », désinformation due précisément à cette surinformation. Le but ? Faire des auditeurs-lecteurs de parfaits « analphabètes secondaires », pour reprendre l’expression de l’Allemand Hans Magnus Einsensberger dans son ouvrage au titre prémonitoire : Médiocrité et folie.
Vous évoquez précédemment le « philosémitisme actif » de la France après la Seconde Guerre mondiale. Qu’entendez-vous exactement par là ? Si vous faites référence à son attitude à l’égard d’Israël, ne faudrait-il mieux pas parler de « philosionisme » ?
Le terme philosémisitisme est utilisé ici à bon escient. Ce philosémitisme s’est mu au fil des ans en philosionisme, soit une solidarité sans faille envers Israël. Cette solidarité, qui s’est traduite par la fourniture d’une aviation de combats et de la technologie nucléaire, participait d’une sorte de «solidarité expiatoire» à l’égard des Juifs, car la France, ne l’oublions pas, avait été la seule grande démocratie européenne à avoir collaboré avec l’Allemagne dans la solution finale. C’est du port de Sète (sud de la France) que furent embarqués à bord de l’Exodus, les Juifs rescapés des camps de concentration, alors qu’au même moment la France carbonisait au napalm la population de Sétif (Algérie) et les soldats noirs de l’armée française à Thiaroye (Sénégal).
La « question turque »
Autre sujet sensible : l’entrée ou non de la Turquie dans l’Union européenne de demain constitue-t-il selon vous un enjeu majeur du siècle à venir ? Si oui, en quoi et pour qui exactement ?
La question de la Turquie est très intéressante. Ce pays est à la fois une puissance militaire et le château d’eau du Moyen-orient, mais aussi le point de confluence de deux continents, l’Europe et l’Asie. Enfin, sa candidature à l’Union européenne fait de la Turquie une parfaite illustration des contradictions internes de l’opinion occidentale.
C’est-à-dire ?
C’est-à-dire que l’opinion occidentale est en effet tiraillée entre deux préoccupations : la crainte d’un débordement musulman sur l’Europe, d’une part, et le souci de préserver un partenariat stratégique avec cet État, d’autre part. Pendant un demi-siècle en effet, au paroxysme de la guerre froide soviéto-américaine, la Turquie fut le bouclier de l’Occident sur son flanc méridional.
Comme les autres pays candidats, l’admission de la Turquie au sein de l’UE est subordonnée à la satisfaction de conditions politiques et économiques…
Oui, notamment une plus grande démocratisation de la vie publique, une plus grande souplesse dans la gestion du problème kurde, ainsi qu’un assainissement de ses finances publiques et la reconnaissance du « génocide arménien »… Or il faut savoir qu’entre 1984 et 2000, près de trente mille autonomistes kurdes ont été tués, deux millions de personnes ont été déplacées et trois mille villages ont été détruits du fait dune politique d’assimilation musclée de l’armée à l’égard des Kurdes. Quant au plan économique, la situation n’est guère plus brillante. La Turquie jongle avec une inflation moyenne de 50% depuis 20 ans, soit l’un des plus forts taux d’Europe. Elle doit également faire face à un endettement extérieur de 120 milliards de dollars et, surtout, à une corruption représentant 15% de la valeur des contrats publics… Pourquoi rappeler ces chiffres ? Parce que ces graves problèmes, qu’ils soient pris individuellement ou collectivement, auraient justifié partout ailleurs une campagne médiatique de dénonciation.
Pourquoi cela n’a-t-il pas été le cas ?
Ces chiffres ont longtemps été quasiment passés sous silence par la presse occidentale en raison de l’alliance privilégiée conclue entre la Turquie et Israël, sous l’égide des Etats-Unis. Jusqu’en 1999, la Turquie a en effet été le troisième pays bénéficiaire de l’aide militaire américaine, après Israël et l’Egypte. Rien qu’en 1997, l’aide américaine à la Turquie en guerre contre les autonomistes kurdes a dépassé celle que ce pays a obtenue pendant la totalité de la période de la guerre froide, c’est-à-dire entre 1950 et 1989. Véritable porte-avions américain en Méditerranée orientale, la Turquie, en retour, a loyalement servi l’Occident, y compris la France. Le pouvoir turc est même allé jusqu’à se prononcer contre l’indépendance de l’Algérie, déniant contre toute évidence au combat des nationalistes algériens le caractère de guerre de libération. La Turquie est même allée jusqu’à mettre à disposition de l’aviation israélienne ses bases militaires et son espace aérien pour l’entraînement de ses chasseurs-bombardiers en opération contre le monde arabe… Jamais aucune puissance militaire musulmane n’avait été aussi loin dans sa collaboration avec l’Occident. C’est ainsi que Washington et ses relais médiatiques dans les pays occidentaux ont célébré le partenariat entre la Turquie et l’Etat hébreu, conclu en 1993, comme «un partenariat des grandes démocraties du Moyen-Orient», sans s’offusquer nullement d’une alliance contre nature conclue entre le premier Etat «génocideur» du XXe siècle – le génocide arménien est toujours nié par la Turquie – et les rescapés du génocide hitlérien.
Quels étaient les objectifs des différentes parties ?
L’objectif primait alors toute autre considération morale. Le verrouillage du monde arabe, par effet de tenaille, était mené conjointement par l’ancien colonisateur ottoman des Arabes, d’une part, et l’État d’Israël, perçu dans l’ensemble du monde arabe comme « l’usurpateur de la Palestine », d’autre part. Ce rôle pivot au sein de l’Alliance atlantique justifiait pour Ankara tous les abus, et pour la presse occidentale, toutes les indulgences.
La donne a été quelque peu modifiée ces dernières années…
Oui. Le tournant date de la guerre d’Irak, en mars 2003. Dans la région, cette période a été marquée par le bellicisme du premier ministre Ariel Sharon et les assassinats extrajudiciaires de figures historiques du combat national palestinien comme Cheikh Ahmed Yassine et Abdel Aziz al-Rantissi, les chefs successifs du mouvement Hamas. La Turquie a depuis lors pris ses distances à l’égard de Washington dans son aventure irakienne. Sa priorité va désormais au combat contre l’irrédentisme manifesté par les nouveaux partenaires de l’Amérique, les Kurdes irakiens. Ce changement de priorité entraîne par un effet de balancier un relatif rapprochement entre la Syrie et la Turquie.
Ce changement de donne est-il à l’origine de la défiance que la Turquie semble aujourd’hui inspirer à l’opinion publique occidentale ?
Effectivement. Tant vantée jusqu’alors, la Turquie se découvre pour l’opinion européenne non plus comme cet État laïc au gouvernement teinté d’islamisme modéré ayant vocation à servir de trait d’union entre l’Islam et l’Occident, mais comme un vaste réservoir de 70 millions de musulmans dont l’entrée en Europe risquerait de dénaturer l’essence judéo-chrétienne de la civilisation européenne. Une image de croquemitaine, en quelque sorte. Et ce quand bien même toutes les grandes réformes ont été initiées par un islamiste modéré, le Premier ministre Recip Tayyeb Erdogan : l’abolition de la peine de mort, le développement d’une autonomie culturelle dans les zones kurdophones de Turquie, etc. Dans cette perspective, l’admission de la Turquie au sein de l’Union européenne constituerait un test grandeur nature de la compatibilité de l’Islam, de la démocratie et d’un pluralisme culturel au sein d’une civilisation mondialisée. A l’inverse, son rejet marquerait peu ou prou le cloisonnement de l’Europe et une cassure durable entre Islam et Occident. C’est en tout cas ce que soutiennent les partisans de l’entrée de la Turquie dans l’UE.
Choix délicat…
En somme, les Européens veulent bien de la Turquie pour leur défense, mais pas pour une cohabitation. Plus crûment, les membres de l’UE seraient enclins à dire oui à la Turquie en tant que force supplétive de l’Occident, mais non en tant que membre de sa famille… À la Turquie et, au-delà, aux pays arabes si soucieux de respectabilité occidentale à tout prix, d’en tirer les conséquences.
Quid de la Turquie vue côté oriental ?
L’extension de la zone OTAN et de la zone Euroland à proximité des frontières orientales du monde arabe devrait retentir comme un avertissement. Cela devrait même inciter les pays arabes à prendre exemple sur les Européens. Pourquoi ? Pour surmonter leurs divisions, bien moins importantes que ne le furent par exemple les rivalités entre l’Allemagne et la France, à l’origine des deux guerres mondiales du XXe siècle et, par voie de conséquence, de la relégation consécutive du continent européen au classement mondial des nations… Soit dit au passage, l’Afrique devrait faire de même, a fortiori au moment où les Etats-Unis envisagent pour la première fois de leur histoire de déployer un corps d’armée autonome sur le continent africain.
Les Etats-Unis, justement… Qu’en est-il aujourd’hui de l’évolution des rapports Etats-Unis – Turquie ?
Au delà des clivages religieux, le fait est qu’il existe entre la Turquie, l’Iran et la Ligue arabe une forte convergence d’intérêt dans cette phase de recomposition régionale. Le monde arabe, qu’est-ce que c’est ? C’est une zone de transition entre l’Asie et l’Europe – dont il constitue l’arrière-plan stratégique -, qui plus est située sur la route du pétrole, au point de confluence des grandes voies de communication internationales. Le monde arabe est le coeur historique du monde musulman. Il borde le flanc méridional de l’Union européenne sur une façade maritime de 12 000 km. Cette façade va de la Mauritanie à Lattaquieh (Syrie) via Gibraltar (Maroc). Il s’agit donc à la fois d’un vaste réservoir humain et d’une zone stratégique de première importance, malgré sa fragmentation actuelle et la multiplication des bases américaines sur son sol. C’est d’ailleurs aujourd’hui le principal point de confrontation à l’hégémonie américaine, via les combats en Irak, en Palestine et au Liban.
Quel rôle dès lors est appelé à jouer la Turquie, à terme ?
Au plan européen, la Turquie est à la fois l’un des pays les plus peuplés d’Europe mais aussi le plus pauvre. Elle sera inéluctablement un fardeau financier pour l’UE, fardeau bien plus important que les dix nouveaux membres admis le 1er mai 2004 au sein de l’Union. Dans cette perspective, la constitution d’un ensemble homogène agrégeant la Ligue arabe aux anciens maîtres de l’axe continental de la route des Indes que sont la Turquie et l’Iran créerait une instance géopolitique intermédiaire, forte de 250 millions de personnes, à l’effet de faire la jonction entre l’ensemble européen, la Russie et l’immensité asiatique représentée par l’Inde et la Chine.
En guise de conclusion
Etre au courant de tant d’aspects étranges de la géopolitique de son temps et n’avoir que sa plume pour agir, n’est-ce pas parfois lourd à porter ? N’avez-vous jamais cédé au découragement, à l’envie de « ne plus savoir » ? Qu’est-ce qui maintient la flamme allumée ?
Le souci d’une cohérence d’une vie, pour reprendre l’expression de Paul Nizan, « de ne pas vivre une vie qui se déroule dans les coulisses de la vie », de vivre sa vie comme une éthique de comportement et une éthique de conviction. Le souci de réussir sa vie et non réussir dans sa vie. Le souci aussi de la transmission des connaissances à la génération de la relève.
Propos recueillis par AD, avec la participation de PJ, été 2007